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Sylvie CAMET

Auteure

Ce roman épistolaire a ceci d’original qu’il ne présente pas une correspondance entre différents interlocuteurs, mais nous fait entendre une voix unique, quêtant inlassablement la réponse de l’autre. Le statut de l’homme en est rendu problématique : réel, imaginaire… le texte conduit alors une permanente interrogation sur les liens qui unissent le désir de la chair et le désir de la création.

Extrait :
Lettre IX
À P…, le…
Parfois, il me vient l’envie de me raconter. Nos conversations gardent presque toujours une allure officielle qui justifie peut-être votre propension à l’éloignement. Si vous pouviez voir en moi une figure personnelle, et non la résultante de forces culturelles et sociales, vous sauriez probablement formuler des réponses. Je suis l’inconnaissable. Vous me consultez comme un manuel, de la page de garde à la table des matières, caractères noirs sur papier glacé, et toute scorie a été enlevée, qui laisserait paraître du naturel, une intimité, une profondeur. Je vous parle de surface, froide et inaccessible, je suis la grille que l’on décode selon des procédés répétitifs, les implications de la formule étant toujours les mêmes. Il faudra donc que je me raconte, que je vous raconte celle qui est de plume et d’ombre derrière celle qui chatoie en feux contrastés à la grande lumière du jour. Je vous donnerai cette part de moi qui vous fera comprendre qui habite les feuilles que vous recevez. Que je vous envahirais volontiers de lignes et de lignes, de signes et de signes, je déviderais le long fil d’une histoire sans cœur et qui est un peu mon histoire. Il demeure en moi comme des instantanés. Je ne connais pas la continuité mais le fragment. Une image, puis, des années plus tard une autre image. Le vide sidéral entre les deux. C’est pourquoi je ne pourrai jamais vous envoyer que des lettres ; elles sont le reflet de cette discontinuité. Je ne puis pas penser en ruban, mais seulement sous la forme d’éclairs, enclencher, déclencher. Ainsi, va ma mémoire.
D’abord, j’ai été une petite fille, c’est mal commencer dans l’existence ; une fille de zéro jour, un commencement radical, une nouveauté pleine, affolante du possible et du probable. Zéro jour, qui signifie l’absence de traits donnés, l’absence de caractère connu, l’absence d’intelligence reconnue. Une naissance qui conjugue à la fois l’être et le non-être, qui dit la promesse, et arrête déjà toute promesse : j’avais été là. Là, dans l’ici, le maintenant, là de toute éternité contre le temps vierge de mon apparition, là dans la réponse à tous les devenirs de moi-même qu’on m’avait prêtés. Là.
Donc, entre un père et une mère, entre deux individus m’ayant légué ce manque à atteindre : la totalité. J’avais été ainsi leur fille ; fille de quelqu’un, fille d’elle, fille de lui, fille de ce nom, de ces noms unis, réunis par la loi, l’amour, leur guerre. Une petite conjonction de coordination. Moi-même. Premier sens de la place occupée par l’enfant, non pas un enfant, mais leur enfant, surgeon indéfectible, impensable dans l’unique, un morceau du morceau que fut l’autre enfant que fut le père, que fut la mère, et le père et la mère de la mère, dans la succession infinie de l’engendrement.
Mais une fille, un peu moins dans l’illimite. Une étendue bloquée, la barre fixée bas. L’avenir tout près. Au bout de la main tendue. Pour une fille, l’horizon paraît un point rivé à la portée du regard, pour un garçon, c’est ce point qui recule au pas qui toujours avance. Et qu’importe à l’homme d’écrire quand il lui suffit de vivre ?
 
Lettre X
À P…, le…
Voilà près de huit jours que je ne vous envoie rien. Nos autres rendez-vous n’ont pas cessé, mais je ne me présente plus le matin dans votre boîte. Vous prenez désormais votre petit-déjeuner avec un journal. Soit dit en passant, il s’agit là d’une de ces déplorables habitudes que j’aimerais vous faire perdre. Tout le monde lit le journal, et si vous deviez apprendre quelque chose de moi, ce serait de ne pas le lire, pour ne pas vous confondre avec tout le monde. Que glanez-vous donc entre ces feuilles imprimées à la hâte? Un discours rédigé à la hâte. La parole lancinante, perfide, qui s’insinue, se faufile jusque dans l’espace clos de la chaumière, qui alimente, façonne, modèle la veillée des familles. Vous y glanez de quoi parler avec des mots d’emprunt, votre voisin, votre père, votre chef, sont débiteurs du même compte. Souvenez-vous de ces phrases qui s’engagent par « Tu as vu », « Tu as entendu », et qu’on ne met pas à la forme interrogative car on en fait des assertions incontournables. Chacun sait par avance que vous avez vu, que vous avez entendu, ce que l’on va vous faire revoir et réentendre. Et puis, c’est confortable cette certitude que chacun participe de la même connaissance, cela permet de ne jamais transformer cette connaissance en acte. De se convaincre que des millions de gens suivent la guerre au jour le jour, c’est se convaincre que, décidément, cette guerre, aucune puissance au monde n’aurait pu l’empêcher.
En outre, tout doit aller très vite, demain, vous vous attablerez devant une autre catastrophe, l’une chassant l’autre sans vergogne, et le désastre d’hier ne fera plus qu’un vague raclement de votre gorge aussitôt apaisé par la douceur du miel coulant de la tartine.
J’ai donc disparu au profit de l’information de masse, et ma lettre au raffinement individualiste n’est plus là pour compenser les effets pernicieux de la propagande. Je n’écris plus car j’attends votre réponse. Elle tarde trop à venir. J’ai eu beau déclarer que j’entreprendrais seule cette (cor)respondance, je me lasse terriblement de votre opiniâtreté au silence. Je crois que même quelques lignes tremblées m’émouvraient. Que même vos fautes d’orthographe me soulageraient. Un petit papier à tenir, un gage, quelque chose qui me prouverait que vous me suivez dans cette voie du perfectionnement. Vous évitez ce sujet comme vous le pouvez, lorsque nous sommes à dîner. Maintenant que vous avez compris que mes lettres étaient une mission, une réforme, vous vous abstenez de les mentionner. Vous avez peur de votre propre mutation. Vous avez peur que mes mots ne vous tiennent, ne vous agrippent, qu’ils ne vous laissent plus le loisir d’échapper. Vous avez beaucoup plus peur de mes lettres que de mes mains. J’avais raison de ne pas vouloir coucher avec vous. C’est vous qui auriez couché avec moi. Par courrier, vous êtes ma chose, indéfiniment. Sauf, si je m’arrête d’écrire.

Lettre XI
À P…, le…
Je ne m’arrêterai pas d’écrire. Vous êtes celui qu’il me fallait trouver. J’écrirai par-delà votre volonté ou votre désir. Volonté et désir desquels je ne sais d’ailleurs rien. Qui m’assure que vous me préférez le journal ? Qui prouve que vous ne guettez pas le bruissement des enveloppes, que, d’un geste précipité, votre concierge fait glisser sous la porte ? Je me dis même qu’entre les factures et les dépliants publicitaires, mon courrier a toutes ses chances. Votre adresse manuscrite, à côté des étiquettes aux normes de l’ordinateur, doit toucher votre regard. C’est un peu comme d’entendre une vraie voix après celle des disques destinés à faire patienter au téléphone. Soudain, c’est enfin de vous qu’il s’agit, et non plus d’une personne abstraite, de vous que l’on se préoccupe, de vous qui ne pouvez vous confondre avec nul autre. Oui, j’ai formé les lettres de votre nom, avec ma graphie, ma plume, mes caractères, et vous vous reconnaissez, vous me reconnaissez à travers ce qui organise notre lien. L’écriture détient le plus clair du message : que je ne frappe pas en Times 12, impression qualité laser. Que mon noir vire au bleu si j’ai changé de cartouche, et que, d’une fois à l’autre, je trace P… en ronde ou en anglaise. Vous savez que le plus adroit des faussaires ne reproduit guère qu’un sixième de nos variantes consubstantielles. Quel paresseux faussaire réclament les machines au format réglementaire et systématique! Le logiciel avec lequel on m’a programmée est capricieux, capricant, il glisse d’invisibles et incontrôlables virus dans l’ensemble des données.
Non, je ne m’arrêterai pas d’écrire, car je vous veux capable de m’écouter.

A l’évidence, vous ne répondrez pas…

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© Copyright 2023 Sylvie CAMET