Critique théâtrale

Sylvie CAMET est critique pour LA GALERIE DU SPECTACLE, un regard passionné et ouvert sur la pluralité artistique des Arts de la scène.
De la tradition classique de la Comédie française aux relents « steampunks » des troupes de rue, des marionnettes aux expressions théâtrales de la Francophonie, critiques, interviews et articles de fond analysent l’actualité du Spectacle vivant, son Histoire et surtout ses constantes évolutions.

 

 

Lettre d’une inconnue

C’est à la Folie Théâtre qu’il convient de se rendre, et ce mot de folie, comme agissant par contamination, s’entend probablement comme une des lignes d’interprétation de cette déclaration épistolaire de l’inconnue à l’homme qui a cristallisé en elle une passion aux formes obsessionnelles. L’amour fou, telle est l’association qu’établit le langage courant, traduisant, à travers l’appariement du sentiment et de la déraison, la réprobation à l’égard du danger de l’aliénation et de la névrose. Brief einer Unbekannten, nouvelle de Stefan Zweig publiée en 1922 dans sa version originale, a non seulement connu un immense succès de librairie, mais a donné lieu à des réécritures diverses (sous l’espèce notamment du film de Max Ophüls Letter from an Unknown Woman de 1948) ainsi qu’à de nombreuses adaptations théâtrales.
Le travail de Laetitia Lebacq, seule en scène, seule interprète mais aussi seule metteure en scène, explore effectivement ce lien indéfectible entre amour, intensité de l’amour, dévoration par l’amour et délire, perte de soi. Cette idée d’une exploration tient en effet à ce qu’il ne s’agit pas seulement de dire le texte et d’en trouver les modulations, mais de l’incarner. L’adresse à l’autre dans sa vocation testamentaire reprend les accents divers d’une longue histoire passant par l’admiration, l’émerveillement, l’attendrissement, la colère, la douleur, le déchirement, la joie, supposant toutes les ressources de la voix sussurrée ou criée, de l’articulation poétique à une suppuration logorrhéique. Une longue histoire se recompose devant les spectateurs moins comme une ponctuation événementielle que comme un tourment physique. Une des grandes forces de ce jeu se comprend par la capacité de la comédienne à communiquer la souffrance, comme la jouissance, par les moindres replis du corps, lieu de l’expression plus intense parfois que les mots. Dans l’appareil suggestif de la nuit, sous la mince fibre de la lingerie, la femme s’éveille au souvenir des moments décisifs de ce passé fait de désir, de désir inassouvi, mais dont les formes solitaires sont peut-être plus érotiques encore que ce qui relève du partage. Car cette relation, la fillette, la jeune fille, la femme l’ont construite seules, puisque l’écrivain R. dans son arrogance, son dédain, son indifférence ou son mépris n’est pas un alter ego, mais l’involontaire support d’un imaginaire débordant.
Contrairement aux histoires d’amour, qui mettent en présence le deux, Laetitia Lebacq suggère le deux sous l’unique posture de celle qui par la danse, la rêverie, la rémémoration se projette dans l’illusion du couple et de la rencontre. La solitude est accentuée par la perte d’un enfant dont le corps mort attise le sentiment de l’urgence à écrire, à livrer ce qui est resté tu. Pour lui, l’aimé, elle n’a pas eu de nom, elle ne fut qu’un instrument du plaisir sans identité, sans personnalité propre, par le texte elle va résister à l’emportement, à l’effacement, opposant à cette ingratitude son infinie présence.
Il fallait, pour répondre à cet appel, une complète virtuosité.

La femme rompue

Dernière œuvre de fiction de Simone de Beauvoir, La femme rompue, qui n’est pas une mais trois – puisque le recueil comporte trois nouvelles, trois portraits de femmes distincts – paraît en 1967. Monologue, qui constitue la trame de la pièce jouée au théâtre Hébertot, est, de cet ensemble, le seul morceau qui se soit prêté à des adaptations, qu’il s’agisse du cinéma (Le monologue de la femme rompue par Jacques Doazan en 1988) ou du théâtre (mise en scène de Steve Suissa en 2007). L’interprétation qu’en donne Hélène Fillières s’inscrit donc dans une trajectoire de lecture et réécriture du texte, trajectoire surprenante dans la mesure où justement l’auteure à l’origine avait pâti d’une relative désertion de cette œuvre. La date de publication, 1967, compte beaucoup dans l’idée que les spectateurs peuvent se faire aujourd’hui d’un contenu qui aborde des questions telles que le divorce, la garde des enfants, du point de vue d’une épouse délaissée et qui revendique de ne plus l’être : il y a comme un paradoxe en 2018 à cette écoute, l’on s’attendrait évidemment à un tout autre discours, celui d’une libération, d’une distance assumée, alors qu’il s’agit plutôt d’une volonté de retour en arrière, l’état d’équilibre étant perçu comme celui d’une famille conforme aux schémas sociaux dominants. En effet, ce que Simone de Beauvoir démontre est qu’une femme, construite depuis l’enfance selon cette attente, le mariage et la maternité, une femme qui n’a aucune indépendance économique, ne peut survivre à une cassure aussi violente pour elle que celle de la mise au ban du cercle familial. L’identification semble alors compliquée avec ce personnage seul en scène ressassant une histoire qui ne paraît plus nous concerner.
Pourtant, ce serait une erreur de jugement que de faire de ce texte un texte démodé, voire dépassé, dans la mesure où il recèle bien autre chose : la construction en escalier, qui dissémine lentement les informations,  oblige à une permanente concentration. La reconstitution morceau après morceau de ces lambeaux de vie s’entend comme un des points forts de l’argumentation, c’est cela la rupture, non seulement la blessure, la lassitude, mais la fragmentation, la dissolution de soi. L’héroïne crie, affirme avec entêtement qu’elle est un modèle de mère, d’épouse, n’y croit pas mais s’obstine, parce que son seul recours tient à sa rage, dans cette solitude à laquelle elle est désormais condamnée, loin de son fils dont elle n’a pas obtenu la garde, de cet homme qui l’a blessée mais qu’elle semble aimer toujours, la seule unité, la dernière unité, c’est de construire l’humanité en deux camps celui des autres, de tous les autres, ingrats, vils, maudits, et le sien où régner seule dans une pureté et une vérité inébranlables.
Voilà ce que campe Josiane Balasko – encore que le verbe camper soit ici malvenu puisqu’elle joue presque constamment allongée, sur un divan orange seule lumière dans cet environnement obscur et ce pyjama noir – : un modèle qui n’en est pas un mais qui s’accroche désespérément à l’illusion d’en être un afin de ne pas sombrer tout à fait après l’épreuve. Ou plutôt les épreuves, car le divorce n’est pas l’épisode le plus terrible traversé par cette femme qui endura d’abord le suicide de sa fille. L’actrice doit donc s’emparer d’un texte haletant, d’où s’exhale une souffrance si continue qu’elle n’a de choix que dans l’accusation, la forme est vindicative, le langage cru, un argot d’hommes puisque pour braver une société qui  vous dénie toute place il n’y a de choix qu’à emprunter les codes adverses. Le rôle est difficile, le pari sur cette nouvelle est lui aussi difficile, tout ne passe pas, mais peut-être notre incertitude vient-elle de ce qu’à ce genre nous ne sommes pas rompu·e·s.