Le Nez dans le ruisseau

Kalima Éditions — 2022 — 304 pages

SYNOPSIS

Lorsque Jean-Jacques (Rousseau) fait effraction dans notre XXIe  siècle, il est partagé entre deux mouvements contradictoires : fragilisé d’un côté par la vitesse et la technique, son corps est rendu vulnérable, mais, observateur sagace d’un autre côté, son esprit ne cesse d’interroger le sens des transformations auxquelles il assiste.  
Par le regard décentré de ce personnage, le roman parcourt le monde contemporain, dans ses manifestations politiques, sociales, écologiques, et cherche à en dégager les finalités. Le philosophe, qui n’a pas connu la Révolution, doit effectuer un saut brutal, qui, dans sa soudaineté et sa violence mêmes, oblige les lecteurs à se demander quel sens assigner à leur propre existence.  
L’interlocutrice de Jean-Jacques apparaît simultanément comme une narratrice amusée, empathique, condescendante, incarnant les réactions sceptiques ou enthousiastes du public.

EXTRAIT

Nous effectuâmes le trajet d’un pas traînant, il arrivait quelquefois que sa propension athlétique cédât sous le poids des ans, il se transformait alors en un vieux monsieur perclus de douleurs, le dos courbé, sous l’emprise de l’émotion il se taisait, nous en étions parvenus à un moment clé de cette histoire, puisque pour la première fois nous allions atteindre un logis, c’est-à-dire un lieu que Jean-Jacques avait marqué de son empreinte, un lieu qu’il ne s’était pas contenté d’approcher mais dans lequel il avait consumé une partie de son être. S’annonçait quelque chose d’étrange et de décisif, il allait se heurter à cette part de soi lovée entre les plis du temps, mais soi comme un autre, unité brisée, totalité distraite.
Je ne pus dissimuler la nécessité d’acheter un billet d’entrée, il se froissait dès lors qu’une barrière était instaurée entre lui et ce sur quoi il croyait pouvoir régner de toute éternité. Sa mauvaise foi à cet égard était parfaite, je dus lui rappeler qu’il n’avait jamais rien possédé, que Maman avait été spoliée de tout son avoir, qu’en conséquence, ses entrées aux Charmettes n’étaient qu’un mythe, la propriété privée à laquelle il avait si bien réfléchi n’avait pas été instaurée après sa mort. En son temps même, on l’aurait mis dehors s’il s’était avisé de s’installer dans ses murs d’autrefois. Cependant, lorsqu’il pénétra dans le séjour aux fresques murales défraîchies il fut saisi : en dépit des bouleversements auxquels le monde était soumis et qui le rendaient infiniment dissemblable à lui-même, le temps s’était arrêté, je vis Jean-Jacques se revoir dans cette pièce 280 ans plus tôt…
Et si les larmes vinrent ce fut à moi : le trouble ne pouvait être que communicatif, je pleurai à mesurer soudain ce bouleversement qu’était ce tête-à-tête avec des morceaux resurgis du passé dans la mort. Mon rôle dépassait ce que j’en disais, il ne se limitait pas à celui d’un cicérone mais se trouvait en intrication avec l’être ? avec la vie ? avec la vérité ? de l’autre qui ne pouvait passer encore pour un étranger. Je pleurais de cette fatigue profonde accumulée des mois durant, surveiller, expliquer, expliquer, surveiller, je ne connaissais guère de repos, comme on réalise à la naissance d’un enfant que jamais plus on ne se défera du souci né en cette naissance même. Je pleurais en outre pour ne pas le voir pleurer, par pudeur, par crainte, qu’il ne se volatilisât en cet instant, ou, qu’à l’image du pèlerin arrivé au sommet du mont Hymette il ne s’entretînt plus qu’avec les dieux. Rétrospectivement je ne peux décrire la scène avec exactitude, parce qu’elle fut colorée de passion et parce que nous ne la partageâmes pas : nous la vécûmes chacun dans notre retranchement, présents mais absentés, dans un ensemble vieux de trois siècles.