Ouvrages individuels (parus) La crue centennale attendue à Paris a conduit, depuis des années, à prendre des mesures de préservation : à travers une forme d’autoanalyse, la protagoniste imagine l’épreuve que constituerait une vie ramenée à quelques exigences fondamentales. Plus d’électricité, plus d’outils de communication, une hygiène, une alimentation réduites à presque rien, mais peut-être, derrière la privation, la chance de rendre aux relations humaines leur dimension essentielle. Un texte entre le roman et le pamphlet, qui renvoie à l’expérience à la fois individuelle et collective du sentiment d’exclusion. Entre désespoir et ironie, le narrateur s’adresse à un écrivain qui se voit refuser une publication, mais il interroge également la dimension plus globale de l’échec, comme une conséquence de la violence capitaliste. Extrait : Les lettres de refus ne vous rallient pas à la cause dominante ne vous font pas admettre votre tort elles ne parviennent pas à vous convaincre de la pertinence des autres de leur grandeur elles vous font habiter une cabane solitaire en dehors des chemins et considérer la vie érémitique comme celle de la vérité. Les lettres de refus que vous recevez depuis dix ou trente ans vous bâtissent une histoire à la marge une retraite précipitée qui vous satisfait. Que vous n’entriez pas dans le cadre de leurs collections vous est apparu comme un signe d’élection, d’une élection massive puisque vous n’êtes pas seul de votre côté non plus, vous jugez sans compter que chaque jour des centaines de manuscrits s’empilent au comptoir des éditeurs que des milliers de Dante et de Sénèque reçoivent régulièrement des lettres de refus et qu’il y a plus de refusés que d’acceptés qu’il y a même toujours eu des refusés, seulement des refusés, des refusés qui même par refus du jugement officiel s’associaient déjà au XIXè siècle afin d’être acceptés. Des refusés de la peinture, mais c’est bien la même chose, des refusés qui prétendaient en savoir plus long sur l’art que les artistes qui illustraient leur temps, des refusés qui tantôt méritaient mille fois d’être refusés, des refusés qui n’étaient ni plus mauvais ni meilleurs que les acceptés, des refusés qui valaient mille fois tous les acceptés de tous les temps. Voilà qui ne fait l’affaire de personne. Il se pourrait que vous appartinssiez à la première catégorie, celle des écrivains qui ne sont pas des écrivains, à la seconde catégorie, celle des écrivains qui font honorablement leur métier, ou à la troisième catégorie, celle des écrivains d’exception après lesquels on soupire. Enseignante à la faculté de Sousse lorsque surviennent les événements qui vont faire basculer l’histoire de laTunisie en 2011, Sylvie Camet prend rapidement note des transformations dont elle est témoin. La vie quotidienne se réorganise, changée dans ses habitudes, traversée par un sentiment enivrant de liberté, mais tenaillée aussi par des craintes nouvelles. La passagère est l’aboutissement de ces lignes croisées : un journal personnel et des fragments recueillis au fil des mois, à travers une écriture, immédiate et rétrospective à la fois, permet de tenir un double langage, celui de l’urgence et celui de l’analyse. Extrait : 14 janvier 2011 Je viens de tirer d’une pile de vêtements le tee-shirt que je voulais enfiler aujourd’hui, et, par hasard, la griffe dans le cou me saute aux yeux : SOIT. Soit ! En effet, c’est l’adverbe qui convient, son affirmation molle, sa valeur concessive, il ne peut pas y avoir d’adhésion ce matin. J’étais choquée dimanche dernier par les coups de klaxon intempestifs après un match de football, il y a dû avoir un autre match hier soir, puisque les rues éclatent à nouveau du chant des youyou et des avertisseurs. L’allocution présidentielle est à mettre dans la même balance que la trajectoire du ballon vers les buts. Je ne comprends décidément pas. Hier tout l’après-midi on se battait à Tunis, on tirait à Carthage, à La Marsa, à Kairouan, on dénombrait les victimes, des cris d’horreur et de frayeur retentissaient partout, puis, un coup de baguette magique et en quelques minutes la joie, l’entrain prennent le pas sur la décision et la colère. Je ne peux pas y croire. Comment, parce que ce matin mon ordinateur me donne accès à Youtube, est-il possible que tout soit oublié ? Comment, un président âgé de soixante quatorze ans, qui annonce qu’il ne se représentera plus (alors que la constitution interdit des candidatures au-delà de soixante quinze ans), sauve-t-il son pouvoir par pareille pirouette ? N’y a-t-il donc aucune mémoire ? Ceux qui sont morts, hier même, sont-ils morts pour qu’on puisse se moquer de leur mort ? Enfermée chez moi –une femme, à Nabeul, a reçu une balle perdue parce qu’elle observait une manifestation depuis son balcon– mon champ d’action se restreint de jour en jour. Hier j’ai pris un billet d’avion pour Paris en date de lundi, parce que je ne faisais que tourner en rond. Les trains ne circulent plus, on reçoit des consignes invitant à ne pas voyager, même en voiture, sauf à signaler son itinéraire. À cette heure, je me dis que j’ai obéi à une impulsion ridicule, puisque tout peut rentrer dans l’ordre aussi facilement, je dois rester, demain la vie va reprendre, les cours, les examens, la routine. Il n’y a guère que le gigantesque portrait de Ben Ali à être tombé des murs de la médina. Une petite différence dans la lueur du matin. Je compterai les jours qu’il faudra pour qu’on le remette en place. Je me suis trompée d’interprétation. L’illusion a été de courte durée, si le premier effet du discours a semblé calmer les foules, c’est qu’une partie de la liesse de la soirée était elle-même organisée. Un observateur comptait les plaques bleues des voitures de location parmi celles du cortège klaxonnant et manifestant son enthousiasme. Des milliers de gens se sont réunis avenue Bourguiba dans l’après-midi pour marquer leur scepticisme. Après les fusils dans la tête il n’était pas possible de concéder au président deux ou trois années d’immunité. Les mots de de Gaulle à Alger en 1958, « Je vous ai compris » ont retenti avec la même charge ambiguë qu’avec le Général, Ben Ali a compris mais sa compréhension verbale n’a rien changé à son entendement des réalités. Alors que le rassemblement se déroule pacifiquement, des gaz lacrymogènes sont envoyés sur les manifestants qui se dispersent dans l’affolement, la confusion qui s’ensuit permet à la police de molester, matraquer et même tirer de nouveau. La seule promesse de la veille, celle qui eût dû être patente, immédiate, se trouve déniée dans l’instant, les armes tuent. L’enchaînement à suivre a maintenant déjà valeur historique, les télévisions du monde entier centrent leur propos sur la Tunisie, heure par heure la tension qui monte des rues de la capitale aboutit à la nouvelle qui tombe à 18h30 : le président a quitté le pays. Le couvre-feu a été instauré. Nous devons être chez nous à dix-huit heures et ne plus en sortir. Je ne parcourrai que les deux mètres qui me séparent de l’appartement de mes voisins d’en face. La soirée s’écoule, comme toutes les soirées de tous les Tunisiens à cette date particulière, rivée aux moyens d’information et de communication. Nous passons d’une chaîne à l’autre, quêtant les nouvelles et surtout appréhendant que la France ne donne asile à Ben Ali. Les portables ne cessent de sonner transmettant des bribes d’un savoir peu sûr. J’ai mon ordinateur sur les genoux en direct sur Skype, recevant simultanément les appels de l’étranger, c’est drôle ce pouvoir de la transmission qui fait que partout dans le monde les gens apprennent ce qu’il en est de l’événement et s’emparent de chez eux des rudiments de votre présent. Ainsi mon île a-t-elle pris les dimensions d’un continent. D’Italie, des États-Unis, de Turquie, je reçois des questions à la fois inquiètes et ravies, je suis ce petit relais qui permet de découvrir un détail qui ne s’inscrit pas dans le texte officiel. La superposition de deux émotions est la caractéristique de ce 14 janvier : Jean qui rit, Jean qui pleure. La saveur de cette victoire, vingt-trois ans d’un règne monolithique mis par terre, est constamment contredite par la réaction farouche des milices déchues de leur chef. Au moment où l’on suit sur les écrans le périple présidentiel, Malte ? Libye ? France ? les cris fusent dans la rue, une femme semble se défendre d’une agression, des gens courent dans la cage d’escalier, des armes crépitent. On coupe le son du téléviseur, on guette anxieusement tous ces signes du dehors, puis l’on remonte le son, et l’on écoute ce que l’on dit de nous. Ce double regard, la Tunisie à l’aune de l’information mondiale, la Tunisie à la dimension de cinquante mètres de rue, c’est ce que nous sommes voués à vivre. Nous nous regardons regardés par les autres, et c’est de ce regard tiers que nous tirons notre vérité, puis nous nous cramponnons aux menus faits, et cette vérité perd tout son sens. Je ne veux pas entendre ces cris autour de moi, mais je veux bien entendre des cris dans les reportages, couleur du sang et de l’angoisse d’autrui. Les volets sont descendus, mais les lames ne sont pas jointives, j’insiste auprès de mes amis pour qu’ils les ferment totalement, je ne supporte pas cette petite lumière que nous laissons filtrer dehors, je nous sens épiés, comme dans le viseur du fusil. La liesse n’a pas eu la minute de son expression qu’elle a été relayée par la peur. Entendre des tirs la nuit, vérifier que l’on est protégé par un mur, qu’on ne se trouve pas dans la trajectoire d’une fenêtre, rassembler toutes ses affaires pour bondir d’un coup s’il le fallait, porter pour le sommeil des vêtements qu’on porterait le jour pour prendre la fuite sans hésitation, ce sont des réflexes nouveaux. Je suis rentrée chez moi me demandant comment passeraient toutes ces heures, comment le sablier s’écoulerait, me demandant si jamais jamais je reverrais le jour. Chaque heure impliquait une décision risquée, nous avons passé la nuit à osciller sans cesse entre la conviction de notre rôle à jouer dans l’histoire et la crainte pour notre sécurité. Nous ne dormions plus, rivés à notre écran, échangeant fébrilement les doutes et les angoisses. Elle nous l’avait dit que sa fille avait manifesté à Paris, mais Paris, ce n’était rien qu’une promenade quand nous irions nous dresser face aux fusils. Sous le poids écrasant de la menace, il se pouvait bien que les rues demeurent vides. Mais, à notre surprise, alors que nous avancions timidement, nous les avons aperçus, venus en masse, venus en foule, les pauvres, les riches, les femmes voilées, des familles entières, tout le monde rassemblé, tout le monde uni, nous vibrions de cette émotion extraordinaire, nous l’avions fait, nous participions de ce temps, nous donnions notre chair, notre frustration, notre rage, par-delà toute division, tout jugement, toute dissension, dans une fusion telle qu’il s’en produit une fois le siècle ou moins encore. Un bonheur fou succédait aux sueurs inquiètes. Nous l’avions fait. Le sifflement d’une première balle s’est fait entendre. Une sorte de ralentissement magique a saisi l’avenue, le silence est tombé, total. Nous sommes restés suspendus à cette vibration durant de longues secondes, attentifs, incrédules, lents à revenir de notre exaltante communion. Puis, sont venus l’affolement, la fuite, la course éperdue, du mouvement désordonné, des gestes déréglés, le sauve-qui-peut. Les tirs se sont enchaînés l’un après l’autre, perçus désormais comme autant de chocs, ils ne cèdent pas à la vague de dispersion. Dans le renfoncement d’une maison, les yeux brûlés par les lacrymogènes, je ne peux plus penser. Je suis vide de cette violence, de cet assaut, déchiré entre mes vœux de paix et leur vengeance. Ce roman épistolaire a ceci d’original qu’il ne présente pas une correspondance entre différents interlocuteurs, mais nous fait entendre une voix unique, quêtant inlassablement la réponse de l’autre. Le statut de l’homme en est rendu problématique : réel, imaginaire… le texte conduit alors une permanente interrogation sur les liens qui unissent le désir de la chair et le désir de la création. Extrait : Lettre IX À P…, le… Parfois, il me vient l’envie de me raconter. Nos conversations gardent presque toujours une allure officielle qui justifie peut-être votre propension à l’éloignement. Si vous pouviez voir en moi une figure personnelle, et non la résultante de forces culturelles et sociales, vous sauriez probablement formuler des réponses. Je suis l’inconnaissable. Vous me consultez comme un manuel, de la page de garde à la table des matières, caractères noirs sur papier glacé, et toute scorie a été enlevée, qui laisserait paraître du naturel, une intimité, une profondeur. Je vous parle de surface, froide et inaccessible, je suis la grille que l’on décode selon des procédés répétitifs, les implications de la formule étant toujours les mêmes. Il faudra donc que je me raconte, que je vous raconte celle qui est de plume et d’ombre derrière celle qui chatoie en feux contrastés à la grande lumière du jour. Je vous donnerai cette part de moi qui vous fera comprendre qui habite les feuilles que vous recevez. Que je vous envahirais volontiers de lignes et de lignes, de signes et de signes, je déviderais le long fil d’une histoire sans cœur et qui est un peu mon histoire. Il demeure en moi comme des instantanés. Je ne connais pas la continuité mais le fragment. Une image, puis, des années plus tard une autre image. Le vide sidéral entre les deux. C’est pourquoi je ne pourrai jamais vous envoyer que des lettres ; elles sont le reflet de cette discontinuité. Je ne puis pas penser en ruban, mais seulement sous la forme d’éclairs, enclencher, déclencher. Ainsi, va ma mémoire. D’abord, j’ai été une petite fille, c’est mal commencer dans l’existence ; une fille de zéro jour, un commencement radical, une nouveauté pleine, affolante du possible et du probable. Zéro jour, qui signifie l’absence de traits donnés, l’absence de caractère connu, l’absence d’intelligence reconnue. Une naissance qui conjugue à la fois l’être et le non-être, qui dit la promesse, et arrête déjà toute promesse : j’avais été là. Là, dans l’ici, le maintenant, là de toute éternité contre le temps vierge de mon apparition, là dans la réponse à tous les devenirs de moi-même qu’on m’avait prêtés. Là. Donc, entre un père et une mère, entre deux individus m’ayant légué ce manque à atteindre : la totalité. J’avais été ainsi leur fille ; fille de quelqu’un, fille d’elle, fille de lui, fille de ce nom, de ces noms unis, réunis par la loi, l’amour, leur guerre. Une petite conjonction de coordination. Moi-même. Premier sens de la place occupée par l’enfant, non pas un enfant, mais leur enfant, surgeon indéfectible, impensable dans l’unique, un morceau du morceau que fut l’autre enfant que fut le père, que fut la mère, et le père et la mère de la mère, dans la succession infinie de l’engendrement. Mais une fille, un peu moins dans l’illimite. Une étendue bloquée, la barre fixée bas. L’avenir tout près. Au bout de la main tendue. Pour une fille, l’horizon paraît un point rivé à la portée du regard, pour un garçon, c’est ce point qui recule au pas qui toujours avance. Et qu’importe à l’homme d’écrire quand il lui suffit de vivre ? Lettre X À P…, le… Voilà près de huit jours que je ne vous envoie rien. Nos autres rendez-vous n’ont pas cessé, mais je ne me présente plus le matin dans votre boîte. Vous prenez désormais votre petit-déjeuner avec un journal. Soit dit en passant, il s’agit là d’une de ces déplorables habitudes que j’aimerais vous faire perdre. Tout le monde lit le journal, et si vous deviez apprendre quelque chose de moi, ce serait de ne pas le lire, pour ne pas vous confondre avec tout le monde. Que glanez-vous donc entre ces feuilles imprimées à la hâte? Un discours rédigé à la hâte. La parole lancinante, perfide, qui s’insinue, se faufile jusque dans l’espace clos de la chaumière, qui alimente, façonne, modèle la veillée des familles. Vous y glanez de quoi parler avec des mots d’emprunt, votre voisin, votre père, votre chef, sont débiteurs du même compte. Souvenez-vous de ces phrases qui s’engagent par « Tu as vu », « Tu as entendu », et qu’on ne met pas à la forme interrogative car on en fait des assertions incontournables. Chacun sait par avance que vous avez vu, que vous avez entendu, ce que l’on va vous faire revoir et réentendre. Et puis, c’est confortable cette certitude que chacun participe de la même connaissance, cela permet de ne jamais transformer cette connaissance en acte. De se convaincre que des millions de gens suivent la guerre au jour le jour, c’est se convaincre que, décidément, cette guerre, aucune puissance au monde n’aurait pu l’empêcher. En outre, tout doit aller très vite, demain, vous vous attablerez devant une autre catastrophe, l’une chassant l’autre sans vergogne, et le désastre d’hier ne fera plus qu’un vague raclement de votre gorge aussitôt apaisé par la douceur du miel coulant de la tartine. J’ai donc disparu au profit de l’information de masse, et ma lettre au raffinement individualiste n’est plus là pour compenser les effets pernicieux de la propagande. Je n’écris plus car j’attends votre réponse. Elle tarde trop à venir. J’ai eu beau déclarer que j’entreprendrais seule cette (cor)respondance, je me lasse terriblement de votre opiniâtreté au silence. Je crois que même quelques lignes tremblées m’émouvraient. Que même vos fautes d’orthographe me soulageraient. Un petit papier à tenir, un gage, quelque chose qui me prouverait que vous me suivez dans cette voie du perfectionnement. Vous évitez ce sujet comme vous le pouvez, lorsque nous sommes à dîner. Maintenant que vous avez compris que mes lettres étaient une mission, une réforme, vous vous abstenez de les mentionner. Vous avez peur de votre propre mutation. Vous avez peur que mes mots ne vous tiennent, ne vous agrippent, qu’ils ne vous laissent plus le loisir d’échapper. Vous avez beaucoup plus peur de mes lettres que de mes mains. J’avais raison de ne pas vouloir coucher avec vous. C’est vous qui auriez couché avec moi. Par courrier, vous êtes ma chose, indéfiniment. Sauf, si je m’arrête d’écrire. Lettre XI À P…, le… Je ne m’arrêterai pas d’écrire. Vous êtes celui qu’il me fallait trouver. J’écrirai par-delà votre volonté ou votre désir. Volonté et désir desquels je ne sais d’ailleurs rien. Qui m’assure que vous me préférez le journal ? Qui prouve que vous ne guettez pas le bruissement des enveloppes, que, d’un geste précipité, votre concierge fait glisser sous la porte ? Je me dis même qu’entre les factures et les dépliants publicitaires, mon courrier a toutes ses chances. Votre adresse manuscrite, à côté des étiquettes aux normes de l’ordinateur, doit toucher votre regard. C’est un peu comme d’entendre une vraie voix après celle des disques destinés à faire patienter au téléphone. Soudain, c’est enfin de vous qu’il s’agit, et non plus d’une personne abstraite, de vous que l’on se préoccupe, de vous qui ne pouvez vous confondre avec nul autre. Oui, j’ai formé les lettres de votre nom, avec ma graphie, ma plume, mes caractères, et vous vous reconnaissez, vous me reconnaissez à travers ce qui organise notre lien. L’écriture détient le plus clair du message : que je ne frappe pas en Times 12, impression qualité laser. Que mon noir vire au bleu si j’ai changé de cartouche, et que, d’une fois à l’autre, je trace P… en ronde ou en anglaise. Vous savez que le plus adroit des faussaires ne reproduit guère qu’un sixième de nos variantes consubstantielles. Quel paresseux faussaire réclament les machines au format réglementaire et systématique! Le logiciel avec lequel on m’a programmée est capricieux, capricant, il glisse d’invisibles et incontrôlables virus dans l’ensemble des données. Non, je ne m’arrêterai pas d’écrire, car je vous veux capable de m’écouter. Extrait : Ma grand-tante portait chapeau, tailleur strict et col blanc, elle mettait des gants afin de n’avoir pas à toucher le monde de trop près. Ma grand-tante s’asseyait sur un banc public et bavardait avec les clochards, elle envoyait des miettes aux pigeons et déclarait détester les piafs qu’elle écartait du festin. Ma grand-tante parlait un français châtié, elle traquait les fautes de syntaxe, les formulations populaires et s’ébahissait que j’aie pu dire un jour au revoir messieurs dames en sortant d’un magasin. Elle s’inclinait très légèrement, une main retenant le pli de son manteau, et glissait, un Monsieur, Madame, déférent. Sur les bancs elle apprenait un autre langage, dont sa pudeur de vierge octogénaire devait rougir, mais qui lui faisait une école que la vie ne lui avait pas fournie. Elle m’avoua un jour qu’un mendiant soucieux de son éducation lui avait décrit cette inconcevable horreur qu’il appelait l’amour à la levrette, et cette révélation lui avait été si terrible qu’elle en avait oublié mes quinze ans. Elle ne semblait avoir eu un béguin (c’était son mot) qu’à l’âge où élève à l’école d’infirmière elle avait conçu une admiration certaine pour un Monsieur Guébard, médecin de l’Assistance Publique. Soixante ans plus tard, elle continuait à parler en termes émus de cet homme qui avait failli faire d’elle une femme, mais dont le désir animal l’avait très tôt effarouchée. Elle nous contait ce rêve blanc qu’eût été un homme abstinent et la tendresse toute retenue qu’elle lui aurait manifestée. Elle le voyait le soir, lui, dans son fauteuil, chez eux, et elle décrivait ce chaste baiser qu’elle aurait consenti sur le front, à la racine des cheveux. Mais, comme aucun parti ne s’était présenté qui eût comme elle l’horreur du corps, elle avait dû se résigner à la solitude, la solitude maudite qu’elle avait endurée toute sa vie. Ma grand-tante quittait tôt son appartement, pour y rentrer, disait-elle, quand il n’y avait plus qu’à se jeter sur son lit. Elle n’avait jamais fait l’acquisition d’un réfrigérateur, déclarant que c’était dans sa vie un jouet superflu : elle ne mangeait pas chez elle. Elle touchait une petite pension qui lui faisait de maigres revenus, mais jamais elle n’avait fait de courses, jamais cuisiné, et l’essentiel de son argent passait dans les restaurants et les cafés de Nancy. Son emploi du temps était à peu près réglé : elle déjeunait dans les grands magasins, prenait le café au Jean Lamour ou au Foy, dînait à la brasserie de la Gare ou au Café du Commerce, place Stanislas. Elle abordait les étudiants, et tout particulièrement ceux de médecine, avec qui elle parlait amphithéâtres et dissections. Elle abordait le voisin de table, le monsieur bien qui lui servait quelques galanteries de bon ton. Elle abordait la femme soûle, qui entre deux ballons lui confiait les scènes de ménage et gouaillait le bâtard qui lui avait fait des enfants. De table en table, de quartier en quartier, elle découvrait le monde qu’elle ne connaissait pas et qui se livrait à elle par l’accident de la rencontre. Mais plus encore qu’avec les inconnus, elle se plaisait avec les serveurs qui lui offraient la vénération dont elle avait besoin. Se fiant à sa mise impeccable, à son petit chignon serré sur la nuque, à ses manières surannées, et surtout à ces pièces de monnaie qu’elle revenait chaque jour jeter sur le comptoir, ils se l’imaginaient, vieille descendante d’une grande famille, enhardie par l’ennui. Elle recevait avec chaleur ce salut qui l’identifiait, elle, fidèle comme elle l’était, et elle ne se tenait plus de fierté quand elle entendait crier comme d’habitude, avant même qu’elle ait eu à passer commande. Chacune de ses manies était consignée dans la mémoire d’un garçon et il est probable qu’elle s’inventait des désirs adaptés à chacun. On avait pour elle l’indulgence que l’on doit à une originale. Certainement, il n’en allait pas de même dans les boutiques de vêtements où elle passait le restant de ses heures. Ma grand-tante était une fétichiste de l’habit. Elle ne portait elle-même que des tenues sombres et classiques, mais elle ne pouvait s’empêcher de connaître un émoi profond à caresser les étoffes, à goûter les couleurs. Elle n’achetait pas toujours, mais elle achetait. Elle achetait des pullovers et des chemisiers, elle achetait des gilets, des écharpes, des gants, des bas, par dizaines, par dizaines qui s’accumulaient et qu’elle ne portait pas. Elle rangeait soigneusement chaque pièce dans une pochette plastifiée fermée par une fermeture éclair (une boutique qui ne fournissait pas la pochette hermétique n’était qu’une boutique de catégorie inférieure indigne de sa visite) et elle superposait les pochettes dans les armoires, dans les placards, dans le bac de douche qu’elle avait ainsi détourné de sa fonction originelle, dans le couloir de la salle de bain dans laquelle on ne pouvait plus pénétrer que par un chemin de sioux. Elle devait de temps à autre déballer pour elle-même quelque trésor, respirer la merveille de soie ou de cachemire, et la déposer à nouveau dans le sanctuaire où elle finissait ternie par la poussière ou dévorée par les mites. Ma grand-tante répétait d’ailleurs à l’envi, que l’existence serait encore supportable… sans les mites. Elle leur faisait une chasse systématique, mais les perfides, conscientes d’avoir pris possession d’une garde-robe princière n’en démordaient pas. Cette guerre occupant le vide, avait à elle-même son propre mérite. La frénésie d’achat n’avait cependant pas que ses aspects rentables pour les commerçants. Ma grand-tante n’acquérait aucune chose qu’elle n’ait au préalable délibéré à l’infini. Elle avait bien sûr identifié depuis le début l’article que voulait sa convoitise, mais, dans le cas improbable où un autre article eût pu supplanter le précédent, elle faisait tout sortir. Elle avait à ce jeu un aplomb sans égal. Chaque épingle attachant au support de carton le bras, le col de la chemise, devait céder pour qu’elle puisse quelques instants s’emparer de la matière douce et sensible entre les mains. Elle n’essayait jamais. L’essayage n’aurait pas eu de sens puisqu’elle ne portait pas les vêtements qu’elle achetait par amour, elle ne les voulait que pour les yeux, que pour le toucher, et leur taille n’avait en soi aucune importance. Elle avait inventé un autre stratagème peut-être plus exaspérant. Elle venait m’habiller. J’enfilais et quittais tour à tour les tenues les plus hétéroclites, je marchais de la cabine jusqu’à elle accompagnée de cris approbateurs ou horrifiés. À peine écartais-je le rideau qu’elle pouvait s’exclamer sans pitié quelle horreur, enlève cela tout de suite, et dans ma confusion extrême je ne pouvais qu’esquisser un sourire compatissant à la vendeuse. Ce théâtre comique s’achevait par une conclusion dramatique, nous remerciions et partions. Ce que la vendeuse ne savait pas c’était que cette mascarade se prolongeait dans l’appartement de la tante. De retour chez elle, éblouie de ma bonne grâce aux essayages, elle ouvrait au hasard quelques paquets, me faisait enfiler les cardigans et les chemisiers, déroulant les commentaires les plus étourdissants, et m’avouant finalement que tout le contenu de ses armoires n’avait jamais valu que pour moi. Je revenais donc de mes visites parée de tous les feux qui avaient brillé un instant à sa prunelle. J’étais son double, la jeune fille qu’elle n’était plus et qui emportait son image. Je faisais renaître un moment la sveltesse, l’élégance dont le temps l’avait dépouillée. Ma grand-tante hantait les salles de cinéma. C’était encore le moyen le plus efficace de dérouler les heures. Elle logeait au-dessus du Paramount. À force de monter et descendre de son appartement à la caisse, elle avait obtenu qu’on oubliât pour elle le ticket d’entrée. Elle régalait ses yeux de productions faciles dont elle retenait surtout les scènes galantes, nous racontant après, d’une voix pâmée, combien, si le hasard les avait mis en présence, le charme canaille de Belmondo eût parvenu à agir sur ses sens. Puis elle parlait à la manière de Gabin, mastiquant les mots entre deux mâchoires, et clamant, bourgeoise et prude comme elle l’était, que lui au moins c’était un homme. Elle avait toujours un point de vue sur les hommes, les vrais. Sur la table de sa salle à manger, elle laissait traîner, dans un désordre sophistiqué, quelques numéros de revue, et elle brandissait souvent une couverture de l’Express en s’indignant devant la figure de Giscard d’Estaing, ce dégénéré. Elle vous faisait tordre de rire en montrant le portrait de Pompidou, qu’elle avouait en pouffant ne pas oser critiquer, parce qu’une telle disgrâce force le respect. Mais un numéro à l’effigie de Servan-Schreiber faisait généralement le dessus de la pile, car lui, il avait du chien. Les hyperboles lancées dans un souffle de demi-extase résumaient toute son émotion. Et l’espace de quelques secondes elle se projetait dans cette image d’une vie d’où toute solitude était abolie au bras, de Mitterrand par exemple, mais seulement lorsqu’il portait le Borsalino, et elle esquissait sur ses jambes de jeune fille un pas de marlou. Elle n’avait concédé à la féminité canonique que le rouge à lèvres. Elle qui ne se serait maquillée pour rien au monde, craignant par-dessus tout ce fard outrageant qui rapproche les femmes des prostituées, collectionnait les rouges rouges d’Yves Saint-Laurent ou de Christian Dior, et sans un miroir, dès qu’elle y pensait, peignait sur la pulpe de la bouche le tracé d’un appel. Soigneusement, quand elle avait ouvert le tube une fois ou deux, elle le désinfectait à l’alcool, me le donnait, et courait chercher une autre nuance, dans une autre marque, pour une autre séduction. Elle se regardait dans une glace avec lassitude, découvrant le visage strié de ridules, et elle déclarait tout à trac que c’était le rouge, que des milliers de fois elle avait appliqué en grimaçant, qui l’avait ainsi balafrée. Alors, comme une dernière souffrance, elle grillait une cigarette, qu’elle marquait sur le filtre d’une large trace de vermillon et qu’elle écrasait sans pitié après deux bouffées. Lorsque Jean-Jacques (Rousseau) fait effraction dans notre XXIe siècle, il est partagé entre deux mouvements contradictoires : fragilisé d’un côté par la vitesse et la technique, son corps est rendu vulnérable, mais, observateur sagace d’un autre côté, son esprit ne cesse d’interroger le sens des transformations auxquelles il assiste. Par le regard décentré de ce personnage, le récit parcourt le monde contemporain, dans ses manifestations politiques, sociales, écologiques, et cherche à en dégager les finalités. Le philosophe, qui n’a pas connu la Révolution, doit effectuer un saut brutal, qui, dans sa soudaineté et sa violence mêmes, oblige les lecteurs à se demander quel sens assigner à leur propre existence. L’interlocutrice de Jean-Jacques apparaît simultanément comme une narratrice amusée, empathique, condescendante, incarnant les réactions sceptiques ou enthousiastes du public. Œuvre Previous: Essais Next: Arts