Qui, à travers la serrure ?
La question de savoir « qui est qui ? » s’énonce comme une constante dès lors que l’on aborde la personne ou l’œuvre de Lindner. De la même façon que le garçonnet scrutait prétendument par la serrure les dames à l’essayage dans le magasin de lingerie de sa mère, l’amateur d’art semble devoir dérober les fragments d’un savoir relatif au peintre et à ses peintures. La notion de secret, qui revient si fréquemment lors des entretiens, imprègne autant la biographie que les tableaux : Lindner a enveloppé son histoire personnelle de légendes de sa fabrication, l’observateur se heurte donc à l’immédiate discordance entre le scénario et les faits ; la vie, avec ses repères, ses dates, vaut plus comme une reconstitution que comme une vérité. Les figures représentées par la peinture, délimitées par le trou de la serrure, semblent emprisonnées dans un carcan, cloisonnées dans une géométrie immobile, mais, tandis que cette grande rigidité paraît appeler à une interprétation fixe, le spectateur est entraîné vers d’incessants rebondissements : les femmes y sont des hommes et les animaux des humains, les hommes y sont des pervers pourtant annulés et frileux, les postures relèvent du théâtre, mais la vie est justement comédie, les clowns s’avouent plus sérieux que les spectateurs emportés par leurs obligations dérisoires, les enfants ont la mine de savants quand les adultes s’enferment dans la monomanie, le sexe se fait marchandise et non vecteur de jouissance, les regards ne regardent pas, les bras n’embrassent pas, le côtoiement se double d’une infranchissable distance et la présence se fige dans la mort. Ce monde tout entier, de l’ordre du biographique ou de l’imaginaire, s’échappe effrontément par mille lignes de fuite.
Dix
« Eine nette bourgeois Familie »[1] : c’est par cette sobre formule que l’intéressé résume ses origines. S’y mêlent la référence sociale, l’appartenance à la bourgeoisie, et la référence morale, la famille prouve son agrément. Né en 1901 (11 novembre) à Hambourg, Lindner a passé son enfance à Nuremberg. Le père, au prénom changeant de Jüdell /Julius, la mère, Mina Bornstein, née à New York de parents allemands, soulèvent à eux deux une permanente question d’identité, dans sa dimension nationale ou individuelle, et bâtissent depuis leur mariage en 1889 un curieux roman familial. « Ma mère était obsédée par le désir de devenir le plus européenne possible. Mais elle a échoué. Étant enfant, je trouvais son comportement presque ridicule. Je veux dire qu’elle n’a jamais pu concilier vraiment son immense désir de devenir une mère européenne parfaite avec son tempérament très puritain. » Le père est employé de commerce dans les périodes de relative stabilité, mais, pressé par la nécessité économique, il accepte l’emploi de commis voyageur, envoyé par-delà les frontières ; néanmoins, Nuremberg constitue le point d’ancrage, et, ayant réclamé et obtenu en 1907 la nationalité bavaroise, il y maintient sa famille, une fille aînée, Lissy, née en 1894, Richard lui-même, puis Arthur, né en 1904 – un troisième frère, Curth, est mort peu après la naissance. L’absence de revenus stables entraîne toutes sortes de privations justifiant qu’en 1913 la mère se mette également à travailler : l’image d’une enfance confortable, telle que Lindner l’a transmise, s’évanouit à l’épreuve des faits.
Mina Bornstein devient donc propriétaire d’une boutique de corsets. « Mon père était un homme gentil que j’aimais bien, mais c’était un lâche. Il s’est déchargé de tout sur ma mère, ce qui a fait d’elle un personnage imposant. » Cette proposition n’est pas dénuée d’une certaine agressivité, comme si ce renversement des stéréotypes avait malmené l’existence de l’enfant. Le rôle maternel ne constitue pas un modèle objectif mais son souvenir travaille l’inconscient de l’artiste : « Mon Dieu, elle n’était pas très intelligente – une femme très « wagnérienne », physiquement aussi – avec une poitrine ! On la retrouve peut-être çà et là dans mes tableaux ». Le père fréquentait une certaine élite intellectuelle, liée notamment à la Hochdeutsche Israelitengemeinde, cette communauté juive ashkénaze dont il était membre. De ce côté, qu’un garçon se consacre aux Beaux-Arts a paru plus acceptable que du côté maternel, où s’exerce une morale sévère, empreinte d’un strict victorianisme : l’éducation des enfants est marquée par le refoulement, le déni de ce qui relève du corps et de la sexualité.
Le contexte socio-politique soulève une même contradiction. « J’ai passé mon enfance à Nuremberg. C’est la ville la plus médiévale et la plus cruelle du monde. (…) Elle avait ses riches marchands et un grand passé de ville d’art. Mais même enfant, je sentais qu’il régnait là une grande froideur… quelque chose de sinistre qui transpirait de toutes les lézardes des murs. » La ville est marquée par une histoire violente et tumultueuse, une histoire de torture, de persécution, trouvant son expression paroxystique à travers la Vierge de Fer qui enfonce dans les membres du condamné, surnommé le « marié », les pointes qui la couvrent, symbolisant ainsi un rapport sexuel d’une extrême férocité. Untitled (1967, N°220), qui campe une géante toute caparaçonnée, rayonnant de sa force agressive au milieu de piques, en est l’exacte réminiscence. Mais à l’inverse, Nuremberg est connue pour sa manufacture de jouets, ces jouets omniprésents dans l’existence et dans la peinture de Lindner, comme si les individus, fatigués d’agitation, se repliaient sur un univers infantile qui les rassurait et les divertissait à la fois. Dans The Child’s dream (1952, N°430) le cerceau permet un envol qui affranchit de la pesanteur du monde. Mais le jeu, s’il est grâce et légèreté, rappelle aussi que de l’affrontement sort un vainqueur, donc un perdant, ce que signale la référence omniprésente aux cartes (Ace, 1975, N°2683) ; la distribution des rois et des valets au poker appelle les mêmes inégalités que celles du monde réel.
Il existe encore un autre témoignage de la jeunesse passée en Haute-Bavière à travers les emprunts à l’art primitif de personnages courts de taille, à la bouche large, aux gestes désagréablement exagérés ; Lindner a puisé à cette école de la brutalité et de l’hyperbole mais en y substituant la sophistication de son style. En outre, il était difficile au jeune artiste d’échapper au passé culturel de Nuremberg, essentiellement illustré par le la puissance du graveur Albrecht Dürer. La prééminence de ce nom trouve sa limite cependant à travers l’idée que les Allemands excellent dans le dessin, pas dans la peinture, laissant un champ libre où accomplir une tâche nouvelle. Cette liberté il faudra néanmoins aller la quérir ailleurs, l’oscillation entre richesse artistique et cruauté basculant résolument vers la seconde, dès lors qu’Hitler fait de Nuremberg en 1933 « la ville des congrès », ou plutôt la ville du parti nazi, éradiquant toute compromission possible.
Vingt
Consigner la mémoire visuelle est un objectif qui semble avoir été éloigné des préoccupations du jeune homme qui se préparait à une carrière musicale dans les années mêmes où l’Allemagne fut défaite : « Strictement parlant, je ne jouais du piano que parce que je ne voyais pas d’avenir devant moi. » L’idée de la peinture ne l’avait jamais effleuré. Un des grands traits de la légende biographique passe par le récit de la rencontre fortuite d’un ancien camarade de classe : « Cet ami m’a demandé de venir le voir à l’Académie et dès que je suis entré dans cette vieille et magnifique bâtisse, j’ai été transporté. J’ai traversé plusieurs corridors et galeries, et je suis arrivé à son atelier. Là, j’ai vu deux ou trois artistes qui étaient en train de peindre, assis, tout en fumant et en bavardant. Au milieu de la pièce, une grosse femme nue posait pour eux. L’atmosphère y était si sympathique ! C’était comme un monde irréel ! Sur-le-champ j’ai décidé de mettre fin à ma carrière pianistique. » Cette présentation de soi dénie toute vocation, mettant avec humour l’accent sur l’adolescent à la fois paresseux et voluptueux, préoccupé seulement de trouver la voie la moins exigeante – une fantaisie que toute la carrière démentira résolument. Il est sûr, quelle que soit la motivation invoquée, qu’il commence effectivement des études en 1922 à la Kunstgewerbeschule de Nuremberg et qu’il poursuit ce cursus jusqu’en 1925.
Si l’atmosphère entre étudiants l’a séduit, en revanche, il ne décerne aucun éloge à l’enseignement qu’il reçut. Il assiste aux cours de dessin, de peinture à l’huile, dans le respect d’une discipline qui contrevient absolument au désir d’inspiration qui est le sien. Ce qu’il dénonce surtout est l’absence totale d’originalité : « J’ai appris tous les principes de base et mes premières œuvres étaient des natures mortes très académiques. J’ai appris à dessiner d’une façon parfaite d’après de mauvais peintres. J’ai bientôt compris qu’on n’apprend jamais rien d’un grand peintre. »
Il lui est donc bien plus précieux d’observer le travail tout autour. La sclérose du discours académique permet de mesurer l’écart inexorable qui divise ainsi la didactique des pratiques contemporaines. Où que le témoin se tourne, c’est l’effervescence. Tout n’indique pas une radicalité de l’approche, mais le mot même de « Sécession », qui désigne le courant incarné par Franz von Stuck, signifie qu’une brèche est entamée. Dès lors, les tentatives se sont succédé rapidement, marquant ostensiblement l’expression du doute, du rejet systématique de toute forme d’enseignement politique, littéraire, esthétique. Contre les conventions, la stagnation, s’insurge quelqu’un comme George Grosz. Toute son œuvre exprime sa haine du militarisme, du nationalisme, du clergé et de la bourgeoisie. Qu’il s’agisse de l’Art Nouveau, du Jugendstil, revendiquant de toucher l’homme entier, la vie sociale entière, du dadaïsme exprimant une révolte profonde contre un ordre qui engendre avec la guerre un massacre à l’échelle planétaire, la critique des institutions est virulente et constitue un formidable substrat créateur.
Sous la république de Weimar, du fait du chaos économique et social traversé par l’Allemagne vaincue, la diffusion des idées d’extrême droite a été favorisée, mais paradoxalement les artistes ont connu à cette époque une période remarquablement faste, adopté une attitude réactive : « On n’allait pas dans les galeries, ici nous étions contre l’art ! « .
Les cours commencent au Bauhaus de Weimar le 1er octobre 1919. Sous l’impulsion de Walter Gropius, cette école d’artisanat et d’architecture rassemble les artistes les plus progressistes d’Allemagne, d’Europe de l’est, et va exercer une influence dominante sur le design dans le monde entier. Chaque irruption d’une forme nouvelle se comprend comme la condamnation de ce qui précède et qui paraît sclérosé, fossilisé, la Neue Sachlichkeit – ou Nouvelle Objectivité – cherche à représenter le réel sans fard, son arme est le miroir.
[1] Les citations en italiques sont empruntées aux interviews données par Lindner tout au long de sa carrière, elles sont adaptées de l’anglais ou de l’allemand.