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Sylvie CAMET

Auteure

Extrait :
Ma grand-tante portait chapeau, tailleur strict et col blanc, elle mettait des gants afin de n’avoir pas à toucher le monde de trop près. Ma grand-tante s’asseyait sur un banc public et bavardait avec les clochards, elle envoyait des miettes aux pigeons et déclarait détester les piafs qu’elle écartait du festin. Ma grand-tante parlait un français châtié, elle traquait les fautes de syntaxe, les formulations populaires et s’ébahissait que j’aie pu dire un jour au revoir messieurs dames en sortant d’un magasin. Elle s’inclinait très légèrement, une main retenant le pli de son manteau, et glissait, un Monsieur, Madame, déférent. Sur les bancs elle apprenait un autre langage, dont sa pudeur de vierge octogénaire devait rougir, mais qui lui faisait une école que la vie ne lui avait pas fournie. Elle m’avoua un jour qu’un mendiant soucieux de son éducation lui avait décrit cette inconcevable horreur qu’il appelait l’amour à la levrette, et cette révélation lui avait été si terrible qu’elle en avait oublié mes quinze ans.
Elle ne semblait avoir eu un béguin (c’était son mot) qu’à l’âge où élève à l’école d’infirmière elle avait conçu une admiration certaine pour un Monsieur Guébard, médecin de l’Assistance Publique. Soixante ans plus tard, elle continuait à parler en termes émus de cet homme qui avait failli faire d’elle une femme, mais dont le désir animal l’avait très tôt effarouchée. Elle nous contait ce rêve blanc qu’eût été un homme abstinent et la tendresse toute retenue qu’elle lui aurait manifestée. Elle le voyait le soir, lui, dans son fauteuil, chez eux, et elle décrivait ce chaste baiser qu’elle aurait consenti sur le front, à la racine des cheveux. Mais, comme aucun parti ne s’était présenté qui eût comme elle l’horreur du corps, elle avait dû se résigner à la solitude, la solitude maudite qu’elle avait endurée toute sa vie.
Ma grand-tante quittait tôt son appartement, pour y rentrer, disait-elle, quand il n’y avait plus qu’à se jeter sur son lit. Elle n’avait jamais fait l’acquisition d’un réfrigérateur, déclarant que c’était dans sa vie un jouet superflu : elle ne mangeait pas chez elle. Elle touchait une petite pension qui lui faisait de maigres revenus, mais jamais elle n’avait fait de courses, jamais cuisiné, et l’essentiel de son argent passait dans les restaurants et les cafés de Nancy. Son emploi du temps était à peu près réglé : elle déjeunait dans les grands magasins, prenait le café au Jean Lamour ou au Foy, dînait à la brasserie de la Gare ou au Café du Commerce, place Stanislas. Elle abordait les étudiants, et tout particulièrement ceux de médecine, avec qui elle parlait amphithéâtres et dissections. Elle abordait le voisin de table, le monsieur bien qui lui servait quelques galanteries de bon ton. Elle abordait la femme soûle, qui entre deux ballons lui confiait les scènes de ménage et gouaillait le bâtard qui lui avait fait des enfants. De table en table, de quartier en quartier, elle découvrait le monde qu’elle ne connaissait pas et qui se livrait à elle par l’accident de la rencontre. Mais plus encore qu’avec les inconnus, elle se plaisait avec les serveurs qui lui offraient la vénération dont elle avait besoin. Se fiant à sa mise impeccable, à son petit chignon serré sur la nuque, à ses manières surannées, et surtout à ces pièces de monnaie qu’elle revenait chaque jour jeter sur le comptoir, ils se l’imaginaient, vieille descendante d’une grande famille, enhardie par l’ennui. Elle recevait avec chaleur ce salut qui l’identifiait, elle, fidèle comme elle l’était, et elle ne se tenait plus de fierté quand elle entendait crier comme d’habitude, avant même qu’elle ait eu à passer commande. Chacune de ses manies était consignée dans la mémoire d’un garçon et il est probable qu’elle s’inventait des désirs adaptés à chacun. On avait pour elle l’indulgence que l’on doit à une originale.
Certainement, il n’en allait pas de même dans les boutiques de vêtements où elle passait le restant de ses heures. Ma grand-tante était une fétichiste de l’habit. Elle ne portait elle-même que des tenues sombres et classiques, mais elle ne pouvait s’empêcher de connaître un émoi profond à caresser les étoffes, à goûter les couleurs. Elle n’achetait pas toujours, mais elle achetait. Elle achetait des pullovers et des chemisiers, elle achetait des gilets, des écharpes, des gants, des bas, par dizaines, par dizaines qui s’accumulaient et qu’elle ne portait pas. Elle rangeait soigneusement chaque pièce dans une pochette plastifiée fermée par une fermeture éclair (une boutique qui ne fournissait pas la pochette hermétique n’était qu’une boutique de catégorie inférieure indigne de sa visite) et elle superposait les pochettes dans les armoires, dans les placards, dans le bac de douche qu’elle avait ainsi détourné de sa fonction originelle, dans le couloir de la salle de bain dans laquelle on ne pouvait plus pénétrer que par un chemin de sioux. Elle devait de temps à autre déballer pour elle-même quelque trésor, respirer la merveille de soie ou de cachemire, et la déposer à nouveau dans le sanctuaire où elle finissait ternie par la poussière ou dévorée par les mites. Ma grand-tante répétait d’ailleurs à l’envi, que l’existence serait encore supportable… sans les mites. Elle leur faisait une chasse systématique, mais les perfides, conscientes d’avoir pris possession d’une garde-robe princière n’en démordaient pas. Cette guerre occupant le vide, avait à elle-même son propre mérite. La frénésie d’achat n’avait cependant pas que ses aspects rentables pour les commerçants. Ma grand-tante n’acquérait aucune chose qu’elle n’ait au préalable délibéré à l’infini. Elle avait bien sûr identifié depuis le début l’article que voulait sa convoitise, mais, dans le cas improbable où un autre article eût pu supplanter le précédent, elle faisait tout sortir. Elle avait à ce jeu un aplomb sans égal. Chaque épingle attachant au support de carton le bras, le col de la chemise, devait céder pour qu’elle puisse quelques instants s’emparer de la matière douce et sensible entre les mains. Elle n’essayait jamais. L’essayage n’aurait pas eu de sens puisqu’elle ne portait pas les vêtements qu’elle achetait par amour, elle ne les voulait que pour les yeux, que pour le toucher, et leur taille n’avait en soi aucune importance. Elle avait inventé un autre stratagème peut-être plus exaspérant. Elle venait m’habiller. J’enfilais et quittais tour à tour les tenues les plus hétéroclites, je marchais de la cabine jusqu’à elle accompagnée de cris approbateurs ou horrifiés. À peine écartais-je le rideau qu’elle pouvait s’exclamer sans pitié quelle horreur, enlève cela tout de suite, et dans ma confusion extrême je ne pouvais qu’esquisser un sourire compatissant à la vendeuse. Ce théâtre comique s’achevait par une conclusion dramatique, nous remerciions et partions. Ce que la vendeuse ne savait pas c’était que cette mascarade se prolongeait dans l’appartement de la tante. De retour chez elle, éblouie de ma bonne grâce aux essayages, elle ouvrait au hasard quelques paquets, me faisait enfiler les cardigans et les chemisiers, déroulant les commentaires les plus étourdissants, et m’avouant finalement que tout le contenu de ses armoires n’avait jamais valu que pour moi. Je revenais donc de mes visites parée de tous les feux qui avaient brillé un instant à sa prunelle. J’étais son double, la jeune fille qu’elle n’était plus et qui emportait son image. Je faisais renaître un moment la sveltesse, l’élégance dont le temps l’avait dépouillée.
Ma grand-tante hantait les salles de cinéma. C’était encore le moyen le plus efficace de dérouler les heures. Elle logeait au-dessus du Paramount. À force de monter et descendre de son appartement à la caisse, elle avait obtenu qu’on oubliât pour elle le ticket d’entrée. Elle régalait ses yeux de productions faciles dont elle retenait surtout les scènes galantes, nous racontant après, d’une voix pâmée, combien, si le hasard les avait mis en présence, le charme canaille de Belmondo eût parvenu à agir sur ses sens. Puis elle parlait à la manière de Gabin, mastiquant les mots entre deux mâchoires, et clamant, bourgeoise et prude comme elle l’était, que lui au moins c’était un homme. Elle avait toujours un point de vue sur les hommes, les vrais. Sur la table de sa salle à manger, elle laissait traîner, dans un désordre sophistiqué, quelques numéros de revue, et elle brandissait souvent une couverture de l’Express en s’indignant devant la figure de Giscard d’Estaing, ce dégénéré. Elle vous faisait tordre de rire en montrant le portrait de Pompidou, qu’elle avouait en pouffant ne pas oser critiquer, parce qu’une telle disgrâce force le respect. Mais un numéro à l’effigie de Servan-Schreiber faisait généralement le dessus de la pile, car lui, il avait du chien. Les hyperboles lancées dans un souffle de demi-extase résumaient toute son émotion. Et l’espace de quelques secondes elle se projetait dans cette image d’une vie d’où toute solitude était abolie au bras, de Mitterrand par exemple, mais seulement lorsqu’il portait le Borsalino, et elle esquissait sur ses jambes de jeune fille un pas de marlou.
Elle n’avait concédé à la féminité canonique que le rouge à lèvres. Elle qui ne se serait maquillée pour rien au monde, craignant par-dessus tout ce fard outrageant qui rapproche les femmes des prostituées, collectionnait les rouges rouges d’Yves Saint-Laurent ou de Christian Dior, et sans un miroir, dès qu’elle y pensait, peignait sur la pulpe de la bouche le tracé d’un appel. Soigneusement, quand elle avait ouvert le tube une fois ou deux, elle le désinfectait à l’alcool, me le donnait, et courait chercher une autre nuance, dans une autre marque, pour une autre séduction. Elle se regardait dans une glace avec lassitude, découvrant le visage strié de ridules, et elle déclarait tout à trac que c’était le rouge, que des milliers de fois elle avait appliqué en grimaçant, qui l’avait ainsi balafrée. Alors, comme une dernière souffrance, elle grillait une cigarette, qu’elle marquait sur le filtre d’une large trace de vermillon et qu’elle écrasait sans pitié après deux bouffées.

Resistenza infinita

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