Cette analyse qui porte sur des essais, des romans, des textes autobiographiques et des manuscrits inédits de B. Groult (1920-2016), met en évidence les combats menés par l’écrivaine, notamment féministes : féminisation des noms de métiers, lutte contre les mutilations sexuelles, etc.
Extrait :
Benoîte Groult, Ainsi était-elle
Avec le recul du temps toute biographie commence par la fin, cette mort qui circonscrit l’ensemble et confère à l’œuvre, comme à l’entreprise personnelle, l’impression d’un achèvement. Avec Benoîte Groult, l’effort biographique était longtemps resté ouvert, puisque celles et ceux qui la commentaient se sentaient uni·e·s à elle par la traversée d’une époque commune. En outre, Benoîte s’était emparée avec tant de vivacité du quotidien que celui-ci ne semblait jamais devoir la trahir. Écrire, pêcher, militer, jardiner, lire, aimer, la liste des verbes est longue,qui tâche de rendre compte de cet inlassable engagement de soi dans le présent et dans le monde, et l’on ne peut ressentir que comme une discordance l’inscription deces actions au passé. Ce défi, elle l’avait signalé elle-même dans Mon évasion, en révélant les articlescapitaux :« Tant que je saurai où demeurer, tant que je serai accueillie en arrivant par le sourire de mes jardins, tant que j’éprouverai si fort le goût de revenir et non celui de fuir ; tant que la terre n’aura perdu aucune de ses couleurs, ni la mer de sa chère amertume, ni les hommes de leur étrangeté, ni l’écriture et la lecture de leurs attraits ; tant que mes enfants me ramèneront aux racines de l’amour, la mort ne pourra que se taire. » La locution temporelle,tant que, répétée avec insistance, s’entend surtout comme mise en valeur de la dimension consécutive, l’action et l’implication dans l’action ont le pouvoir de mettre la mort à l’écart.
L’image que le public retiendra de Benoîte Groult est la quasi contradiction de ce à quoi elle était promise, son investissement solide est allé à l’encontre des déterminismes plus ou moins forts qui avaient accompagné sa jeunesse. D’un côté, par sa mère Nicole Poiret, costumière, la première injonction qui lui est faite consiste à avoir du style, or la jeune fille se trouve vilaine et s’estime trop gauche pour acquérir la souplesse et l’aisance qui font paraître. D’un autre côté, son père, André Groult, décorateur-ensemblier, quoiqu’évoluant dans la société artistique et bohêmede l’entre-deux-guerres, n’échappe pas aux stéréotypes du féminin : un garçon certes doit faire des études, mais Benoîte, en s’adonnant aux livres, ne risque-t-elle pas de redevenir le Benoît attendu à la naissance, celui que l’on a tenté de masquer par le surnom édifiant de Rosie ? C’est donc pétrie de ces contradictions que Benoîte fait l’apprentissage des lettres classiques et de l’anglais, tout en songeant au mariage, qu’elle contracte avec un étudiant en médecine qui décède peu après, qu’elle travaille et enseigne,se remarie, cette fois avec Georges de Caunes, qu’elle mène une activité de journaliste, multiplie les grossesses non désirées, devient mère, divorce. Elle aura longtemps tenté d’adopter la posture de l’épouse bourgeoise, sans comprendre vraiment ce qui justifiait les incompréhensions et les frustrations de ces années. Elle a atteint la trentaine lorsqu’elle rencontre le romancier Paul Guimard. Enfin il apparaît qu’elle peut progressivement abandonner les comportements codifiés, penser par elle-même et pour elle-même, ce qu’elle inaugure en entamant avec sa sœur Flora une œuvre originale en ce qu’elle présuppose une collaboration serrée : l’écriture à deux voix. Dans un intervalle de près de dix ans (1958/ 1965/ 1967), les deux femmes vont faire paraître le Journal à quatre mains, Le féminin pluriel, Il était deux fois,revenant sur le sort qui fut celui des filles pendant la seconde guerre mondiale, ce mélange d’adhésion à l’événement et d’extériorité imposé par leur condition. Ces mémoires imposent tranquillement le nom, autorisent une réassurance progressive, si bien qu’en 1972, le roman La part des choses inaugure une nouvelle carrière, celle d’une romancière indépendante, qui va multiplier les best-sellers, Les vaisseaux du cœur (1988), La touche étoile (2006), Mon évasion (2008), s’adresser pendant des décennies à un lectorat extrêmement large dont la diversité témoigne de ce qu’elle a su trouver une langue directe, efficace, touchant à des thématiques universelles mais néanmoins inscrites dans l’immédiateté du temps. Le désir, à la condition que les corps soient libres, les bonheurs du quotidien, pour peu qu’ils ne soient pas une condamnation à l’étroitesse, la vie, pourvu qu’elle soit choisie.
Car l’événement majeur qui a concentré la subjectivité nouvelle consiste dans la publication, en 1975, d’Ainsi soit-elle, un essai d’une clarté redoutable qui dénonce une hégémonie masculine s’insinuant à tous les degrés de l’expérience collective ou individuelle des femmes,qu’il s’agisse des manifestations de l’intelligence ou de la créativité, de la sexualité, des relations avec autrui… Première dénonciation publique de l’excision, de l’infibulation, le livre sort d’une réalité purement occidentale pour s’inscrire dans une revendication plurielle, celle qui lie le sort des femmes par-delà les frontières et les barrières culturelles. À cinquante-cinq ans, tout ce qui l’avait malmenée, tout ce qui lui était apparu confus et injuste, s’éclaire d’une lumière interprétative nouvelle : le féminisme répond à ses interrogations principales et elle donne au féminisme un de ses outils analytiques majeurs. Les différentes lignes biographiques se rejoignent, traduisant alors l’homogénéité trouvée entre littérature, engagement, couple, inscription dans l’histoire.Ce cri d’alarme retentit avec une intensité remarquable, faisant désormais de l’auteure une figure de référence dans la lutte contre les discriminations : les archives déposées à la Bibliothèque universitaire d’Angers dénombrent quantité de lettres reçues, échangées, avec des figures de premier plan dans le domaine de la politique et des arts, ElisabethBadinter, Françoise Giroud, Gisèle Halimi, Annie Leclerc, Michelle Perrot, Agnès Varda…le combat incessant se traduit par quantité d’articles dans des revues, dont F Magazine qu’elle fonde avec Claude Servan-Schreiber en 1978, des traductions d’œuvres d’écrivaines comme Dorothy Parker, des préfaces, de très nombreuses conférences. Elle occupe une place au sein du jury du prix Femina depuis 1982, dans la droite ligne de ses diatribes contre une littérature androcentrée, qui érige en modèles des œuvres telles que celles de Sade ou de Bataille, tandis qu’elle réserve aux femmes une place si calamiteuse et avilissante. Son implication dans des associations contre les mutilations génitales est constante et elle a consacré non seulement beaucoup d’ardeur à ce sujet, mais elle est allée plus loin, voyageant en Afrique et apportant son témoignage sur le vif. Les avortements pratiqués sur elle-même, dans la clandestinité, les conditions d’une hygiène précaire ne sont probablement pas étrangères à cette sensibilité.
Yvette Roudy lui confie la présidence, de 1984 à 1986, de la commission de féminisation des noms de métiers, de grades et de fonctions, qui aboutit à la publication d’une directive en matière de terminologie, directive que l’Académie française s’emploie à dénigrer officiellement aujourd’hui encore.
Il y a donc bien deux temps dans cette existence, l’un au cours duquel Benoîte Groult a employé sa bonne volonté à devenir femme, selon les préceptes de sa classe sociale et de son époque, l’autre au cours duquel elle a cherché à naître femme, déconstruisant les règles et les usages, invitant les autres à faire de même, et ce langage qu’elle a su tenir avec tant d’évidence, il ne cesse d’être vivant pour nous, qui continuons d’en avoir un si pressant besoin.
Est-ce ainsi que les femmes vivent ?
Cœur léger, cœur changeant, cœur lourd
Dans Mon évasion Benoîte Groult écrit que le féminisme a constitué pour elle un choix tardif, et, certes, c’est en 1975, à l’âge de 55 ans, qu’elle écrit ce manifeste qui la fait entrer définitivement dans l’histoire de la lutte des femmes, y entrer pour la faire bouger et évoluer : Ainsi soit-elle. Cependant, si l’on retient cette division schématique entre une première maturité mêlée de maris et d’enfants, et une deuxième partie de vie nourrie d’écriture, d’indépendance et de lutte, l’image facile doit recevoir plus de nuance. À s’insinuer frauduleusement dans la correspondance inédite échangée avec Hélène Dupuis, on découvre un cheminement emblématique de ce qu’a été l’éducation des jeunes filles dans cette société bourgeoise de la première moitié du XXe siècle. Autour d’elles s’articule un débat orienté par la conviction naissante qu’on ne peut plus les écarter de toute formation intellectuelle, mais que cette formation ne doit en aucun cas contrevenir aux prérogatives du mari destiné à prendre en charge leur vie. Ce dilemme se résume en deux injonctions contradictoires, un père qui se lamente en mai 1940 devant la déception d’un ajournement à l’université : « Je crois que je m’étais trompé sur tes capacités mentales. Si tu veux être gardeuse d’oies ou manucure, lâche tout, il est encore temps !!! » (p. 95) ; et une mère qui, en septembre 1940, découpe en pensée pour sa fille – chargée de faire la queue dans le froid devant les magasins d’alimentation – le manteau « très croisé, montant jusqu’au cou et le pan rabattu sur le côté du cou passé dans une boucle comme une boucle de ceinture. La même boucle avec ceinture à la taille. Un peu bouffant, puis droit à peine, élargissant vers le bas. Très chaud et ouatiné » (p. 126). Si André Groult ne dédaigne pas que Benoîte obtienne quelque diplôme – mais n’en fait pas non plus une obsession puisqu’il ne s’agit pour celle-ci que d’un accessoire –, Nicole Poiret, dessinatrice de mode, pense sa fille comme un modèle, elle voudrait la voir figurer dans le monde, qu’elle répande autour d’elle les formes de la grâce.
Aussi bien d’ailleurs l’instruction superficielle n’est-elle que l’un des moyens d’obtenir la soumission des filles ; l’habitude du luxe en est une autre et, sur ce point, rien n’a changé. Donner de bonne heure à la fillette le goût des toilettes, du décor, de la représentation, c’est-à-dire des plaisirs les plus futiles et les plus dispendieux ; l’habituer à les obtenir sans effort : en faire une drogue occupant le vide de son existence et dont elle ne pourra plus se passer ; tel a toujours été, et tel est encore, le meilleur moyen de s’assurer des enfants dociles.
La vie de la fille de bonne famille s’écartèle entre les couples contradictoires que sont : éveiller/éteindre, susciter/annihiler, enflammer/essouffler. Si la morale appliquée au féminin s’assouplit, les principes demeurent, et comme le note Claude Alzon, dans le même temps l’éducation des garçons s’affine, si bien qu’entre le bourgeois technocrate de ce premier XXe siècle et son épouse ayant suivi ses humanités, ily a autant d’écart qu’entre l’industriel du XIXe siècle ignorant et son épouse laissée niaise.
C’est pourquoi la lecture de la correspondance entre Benoîte (qui s’appelait encore Rosie dans sa jeunesse) et Hélène Demoriane, sa condisciple à la Sorbonne, est éminemment instructive. Le mouvement d’ensemble de cet échange d’une année, de 1939 à 1940, traduit l’effacement progressif des aspirations individuelles des deux adolescentes et leur entrée dans le rang. L’espèce de confession que constituent ces lettres sans témoins souligne exactement ce que note Simone de Beauvoir dans le chapitre du Deuxième Sexe qu’elle consacre à la jeune fille : « C’est une pénible condition que de se savoir passive et dépendante à l’âge où s’exalte la volonté de vivre et de prendre une place sur terre. » Dans ce moment charnière entre la subordination obligée de l’enfance et un moi qui cherche à se constituer dans l’autonomie, Rosie et Hélène oscillent sans cesse entre une confiance spontanée et le pressentiment que cette confiance est usurpée.
Cantonnées de part et d’autre de la ligne Maginot, elles ont perdu l’occasion de leurs rencontres vivantes, cet éloignement forcé par les circonstances leur permet de consigner presque au jour le jour leurs réflexions et leurs émotions. Les lettres constituent leur espace de résistance, moins contre le nazisme que contre le machisme, ce dernier ne les guette pas seulement le temps d’une guerre, mais le temps d’une vie tout entière. Elles ont dix-neuf ans au commencement de leur liaison épistolaire et ce qu’elles disent de leur confinement traduit une évidente frustration : Benoîte affirme « je voudrais être un garçon. On a honte d’avoir les mains propres et soignées, un poudrier dans son sac ! » (p. 10) tandis que d’autres sont exposés aux violences les plus radicales. Elle ajoute : « Moi, malheureusement victime d’un préjugé idiot qui relègue à l’arrière le sexe dit « faible », moi je n’aurai contribué à la guerre qu’en tricotant trois paires de chaussettes par mois (et encore) et en écoutant les communiqués trois fois par jour. Je voudrais m’engager dans l’aviation » (p. 14). L’atmosphère apaisée de Concarneau aboutit à une expérience paradoxale : « Je vais à la pêche demain matin. Le sable est chaud. Je suis très brune. J’ai des fleurs dans les cheveux. C’est gênant, c’est triste. J’aimerais être un garçon ces jours-là » (p. 5). La traversée d’une période particulièrement grave politiquement accentue l’impression d’en être tenue à une neutralité insignifiante, impression qui pourrait se transformer rétrospectivement en un sentiment de culpabilité. Par deux fois elle réclame d’appartenir à l’autre sexe, ce qui dans ce contexte où l’envie générale est plutôt à la démobilisation ou à la désertion, prouve combien la mise au ban de l’histoire est ressentie comme inacceptable. Ce que révèle cet aveu est que la mort brutale, mais signifiante, est encore préférable à ce ronronnement lénifiant. Les deux jeunes filles sont donc maintenues en dehors de l’événement et cette extériorité est aggravée par le fait qu’elles sont mineures aux yeux de la loi, c’est-à-dire que, bien qu’étudiantes, elles ont à vivre dans la dépendance totale à l’égard de leur famille : Benoîte Groult, relisant ces pages bien des années plus tard, écrit en marge du document : « La famille, toujours la famille », étonnée elle-même avec le recul que toutes les impossibilités énumérées dans les lettres viennent le plus souvent d’une autorité toute proche freinant désir et volonté d’action. La lecture du manuscrit communique cette vibration inexistante dans les textes imprimés, faisant ainsi deviner le conflit intérieur de l’auteure, qui laisse percer ici un certain effarement devant la subordination constante dont elle a été victime.
La secondarité n’apparaît pas comme un phénomène naturel et acceptable, elle est présentée comme nocive, dommageable à l’équilibre psychique ; Rosie fait injonction à Hélène de s’exprimer sans contrainte dans ses lettres :
Parlez de vous pendant mille et mille pages. Puisque, malheureusement, le Moi des jeunes filles en temps de guerre n’est plus de mise, et qu’il faut le faire entrer, étouffé et écrasé, dans le fin fond de sa besace. Ouvrons lui un peu sa cage dans nos lettres. Il deviendrait tout bossu et chétif si nous ne le laissions jamais s’étirer au soleil (p. 29).
Les adjectifs, marqués de cet humour qui ne quittera jamais la narratrice, « bossu », « chétif », indiquent bien la conscience aiguë de la perte. Une fille qui grandit ne va pas en s’épanouissant mais en se racornissant sous l’effet de la brimade qu’elle subit. La lecture convainc qu’existait cette extraordinaire énergie, cet ardent désir qui ne demandait qu’à s’emparer des choses du monde et non à demeurer à sa place dans la sagesse, le repli et l’attente.
Est-ce ainsi que les femmes vivent ?
Malgré le poids de la tradition catholique, du respect inculqué pour les institutions à travers l’école et la famille, plusieurs passages expriment du dégoût à l’égard de ces conventions que l’entourage appelle à perpétuer :
Femmes enceintes suivies de flocons de bébés. En face de moi un petit garçon de sept ans avec son père, un monsieur « comme il faut ». Le petit garçon à déjà l’air ponctuel et propret. Sans imagination et sans vices. Il mange un gâteau sec et déjà s’époussette soigneusement le ventre. Ça promet à sept ans.
Rien de plus triste que la pluie dans une gare.
Une dame très laide avec des crans lit un petit roman de train à 0,75. Une autre renifle. Ça sent le vieux parquet et la poussière des gares. Hélène, c’est immonde (p. 42).
L’intonation est à la fureur, à la révolte devant l’espèce de condamnation qu’est cette existence sans joie, marquée par le seul traditionalisme. La correspondance dénonce incessamment cet impossible-là : être conforme. Se projeter dans un avenir qui ne serait que de vie domestique semble par avance un enfouissement, les images qui sont associées à cette perspective traduisent la décomposition et le pourrissement lent des espérances :
Vous auriez une grande armoire un peu humide pour les draps, des confitures rouges et vertes, un napperon de dentelle sur le piano, en triangle et des bibelots dessus. Peut-être sur un canapé une de ces sinistres poupées de foire, très fardées avec des robes jaunes et noires et la tête plate.
Un petit escalier qui sent le moisi et une chambre un peu comme une vieille chambre désaffectée, avec une petite odeur de momie flottante. Un grand lit très haut avec courtepointe (je ne sais pas ce que c’est qu’une courtepointe mais il y en aurait sûrement une !) et des photos et des lettres dans un coffret. Vous auriez, Hélène, une grande pendule triste dans la nuit. Et des assiettes posées verticalement sur le buffet. Et des petits coussins pour mettre sous les pieds. Et une chaufferette. Et une douillette. Et une moumoute et autres petits objets semblables. Des mitaines évidemment (p. 47).
Bien que chaufferette, moumoute, douillette soient des objets qui évoquent le confort et la chaleur, ils semblent suggérer plutôt l’idée du froid, un froid intérieur signifié par l’étroitesse de la maison lieu de clôture et d’épuisement. L’emploi du conditionnel suppose la négation mentale d’une telle perspective, mais l’histoire qui va s’enchaîner ne fera malheureusement que valider cette probabilité. Le fond de cette correspondance exprime une angoisse effective, l’entrée dans la destinée adulte d’une femme ne provoque aucune anticipation réjouie, au contraire, le vocabulaire choisi, l’ironie de la tonalité, l’étroitesse de la perspective, traduisent un véritable accablement et n’admettent aucune projection légère dans le futur. « La crise de l’adolescence c’est une sorte de « travail » analogue à ce que le docteur Lagache appelle « le travail du deuil ». La jeune fille enterre lentement son enfance, cet individu autonome et impérieux qu’elle a été ; et elle entre avec soumission dans l’existence adulte » dit Simone de Beauvoir, mais justement cette existence conçue par les adultes qui l’ont précédée a des traits si moroses et routiniers, qu’elle ne peut les accepter en héritage. De surcroît, elle ne percevra de cet héritage que la part la plus dérisoire : « Jeunes filles en ce temps-là était synonyme de jeune fille à marier » constate sobrement le personnage de Marion dans La Part des choses .
La certitude nous vient que ces jeunes filles n’entrent pas naturellement dans leur état d’épouse, qu’il a fallu les y contraindre et que c’est au prix d’un dur renoncement qu’elles devront accepter le mariage et l’abandon d’une jeunesse qu’elles croyaient fertile en promesses.
Avant d’être mariée, on a mille possibilités diverses de réalisation de soi-même. Puis on se marie, souvent mal. Et d’un coup on perd toutes ses autres possibilités, qui ne se réaliseront jamais maintenant. Et on les regrette, parées de l’auréole des rêves irréalisés. Puis on a des enfants. Et si on n’a pas d’argent, on est esclave. On ne peut pas aller au cinéma avec son mari, ni faire une croisière, ni aller en week-end chez des amis. Le mari est dégoûté des bébés qui ont la colique dans leurs berceaux et font dans leurs couches toutes les deux heures. Et qui crient quand il veut lire le journal. Et qui renversent ses encriers et abîment ses rasoirs en coupant des pieds de table avec. Alors ils s’en vont les maris, vers celles qui n’ont pas d’enfants criards à leurs trousses. Et la femme reste chez elle et met des savates et une vieille robe de chambre, et les enfants sentent le pipi parce qu’elle est trop triste pour les laver six fois par jour. Et elle pleure sous ses bigoudis (p. 63).
Ces dernières lignes ont été écrites à la veille d’avoir vingt ans et l’on aurait envie de détourner la première phrase d’Aden Arabie de Paul Nizan, « je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie », en découvrant comment cette entrée dans une troisième dizaine s’apparente à une irrémédiable condamnation. Les épisodes décrits dans leur crudité semblent emprunter au genre du drame réaliste, la peinture de la femme délaissée relève manifestement d’un autre milieu social que celui des épistolières, mais la vivacité avec laquelle est montrée sa condition conforte plus violemment les intéressées dans l’idée qu’elles doivent se garder d’un avenir si dégradant.
Le temps de rêver est bien court
Le contexte n’est certainement pas étranger à cette acuité de la perception des pouvoirs et des impérialismes, la guerre a suspendu le cours normal des choses et se trouve en cela bénéfique, en janvier 1940, elle confère une forme paradoxale de liberté : on peut par lettres se plaindre et rêver simultanément puisqu’une certaine forme du social est à la fois paralysée et suspendue. Benoîte Groult en appelle aux mots de Colette dans un article de Paris-Soir : « Pour celles qui restent n’empêchez pas le rire et le chant » (p. 15). La ferveur de ces croyances dans une certaine capacité vive, expansive, s’exprime à travers cette mention bien simple : « Je brûle pour vous, si vous êtes de glace. Je brûle pour moi-même aussi d’ailleurs » (p. 39). D’une certaine manière, le cataclysme collectif n’est pas sans mérite, il offre aux jeunes femmes l’occasion d’une suspension, comme si planait désormais un doute quant au caractère inéluctable des enchaînements. Le conflit oblige à renoncer à toute lisibilité du réel et l’on peut imaginer qu’après lui une nouvelle forme d’organisation sociale pourra naître. Les surnoms qu’elles se donnent, Brume (pour Hélène) et Ondine (pour Benoîte), recèlent l’ambivalence de la situation : le ciel et l’eau, la légèreté, la fluidité, traduisent cette évanescence attendue des femmes, dont l’ancrage historique semble nul, mais d’un autre côté, ces mêmes attributs sont associés à tout ce qui participe d’un imaginaire poétique de l’élément, et renvoie à cette part de rêve à quoi aspirent des filles condamnées à une matérialité douloureuse.
Les deux jeunes filles parlent beaucoup de leurs carnets, de l’écriture et des lectures qui les occupent, elles se promettent de se montrer leurs essais : ces préoccupations auxquelles s’ajoute la préparation des thèmes et versions grecs ou latins les affranchissent des exigences familiales tout en leur faisant rencontrer un univers de réussite à l’ampleur effrayante : « Je perds tout espoir de faire un jour quelque chose d’original. Il y a tant de ratés dans le monde, de ratés des lettres, intelligents, souvent artistes. Il suffit d’une impulsion mal donnée, d’un élan qui manque et voilà. Après tout, Hélène, tant pis » (p. 74). Deux mouvements se combinent dans cette dernière mention : qu’il suffit de très peu pour que les meilleurs talents s’effondrent, qu’on manque à presque rien la réalisation de soi, mais s’insinue également le sentiment de la vanité de l’ambition, se glisse dans l’esprit insidieusement l’idée que ces gloires ne sont qu’un narcissisme échevelé et que la sagesse, la modestie, sont des valeurs maîtresses. Les lettres d’Hélène en écho ressassent la même inquiétude :
Je voudrais écrire un genre de roman d’idées, comme Huxley. Je ne peux pas. Je serai une ratée des lettres, qui croupira toute sa vie, institutrice, avec des gants de fil gris et un parapluie que mes élèves s’amuseront à me cacher sans que j’ose jamais me mettre en colère. Comme Rameau, pleine d’idées de potentiel que je ne peux jamais réaliser (p. 46).
Nous n’oublierons pas que Rameau est « neveu de » comme les femmes sont « filles de » ou « épouses de ». L’échec, telle est la crainte et la limite, et bien entendu, les femmes sont dressées à le pressentir de manière bien plus aiguë que les hommes. Justement il faut placer cet échec en permanence devant la fille pour qu’elle se convainque ou que ses buts sont inatteignables ou que pour les obtenir il faut fournir des gages infiniment supérieurs à ceux qu’on attend des hommes.
Bien entendu, et l’âge le requiert, les lettres tournent aussi parfois autour des prétendants, des compagnons d’étude rencontrés à la Sorbonne, mais ce ne sont qu’allusions pressées ou condescendantes : « Tous les Léopold and Co m’ennuient » (p. 87), se lamente Benoîte. Elle menace presque son amie Hélène : « Quand vous serez pour votre mari une épouse accomplie… Vous regretterez le temps nonchalant des rêves d’avenir. Plus de solitude, plus d’abandon total » (p. 87). Le mari de la lettre n’est que supputé – une supputation qui lui est bien défavorable –, c’est donc avec un grand désarroi que Rosie va vivre la transition de la conjecture à la clôture.
Hélène annonce ses fiançailles avec Gilbert, « on s’attache à la vie qu’on mène, si peu constructive soit-elle » (p. 133), avoue-t-elle timidement. Son propos admet qu’elle gaspille ses aptitudes par cette existence, mais qu’elle y trouve néanmoins une sorte d’équilibre modeste. Elle a intégré la leçon. Elle sera une femme selon la convention. Il est intéressant que cette correspondance s’achève à peu près dans le temps des fiançailles. Comme si un interdit pesait désormais sur la spontanéité des échanges, leur intensité, leur vigueur, toute l’ardeur exprimée durant cette année de séparation est tue soudain, Hélène en est chagrinée : « D’être fiancée cela vous retire-t-il droit aux lettres, le droit à l’amitié, le droit à vous ? » (p. 135). Le coup de théâtre retentit avec la même intensité dans Journal à quatre mains :« Tout fout le camp, Flora aime. » C’est sur l’amertume de la séparation des deux sœurs que se clôt le livre. Le silence de Benoîte s’explique par la déception, la crainte aussi qu’un sort voisin ne l’attende, plus tard, elle définira l’état qu’elle traversait alors comme celui d’une « épouse et une mère en sursis » qui n’aura « d’existence réelle et décente que le jour où un être de sexe mâle la tirera de ces limbes où flottent jusqu’à leur mort les femmes sans homme ». Tout est donc organisé pour qu’un acte de résistance soit rendu extrêmement délicat, puisqu’il ne s’agit pas simplement de rester célibataire, mais de craindre le célibat, en ce qu’on l’associe à une extinction de soi, de ses désirs, de son être au monde, l’assumer revient à pouvoir assumer les formes de persécution qui l’accompagnent. En 1943, elle épouse Pierre Heuyer et devient à son tour une jeune fille rangée.
Sauf à repenser aux encouragements d’Hélène – « sirène, il faut que vous écriviez un roman ou autre chose » (p. 83), « j’ai eu tort, il ne faut pas que vous écriviez un roman, il faut que vous le laissiez naître insensiblement en vous jusqu’au jour où vous ne pourrez plus ne pas l’écrire » (p. 83) –, il se pourrait que la carrière de Benoîte Groult s’arrêtât là. Mais l’espèce de pressentiment de l’amie intime détient une force de vérité qui se révèle peu à peu : timidement d’abord, en 1958, lorsque paraît avec Flora le Journal à quatre mains,plus résolument ensuite, en 1972, lorsqu’est publiée en son nom propre La Part des choses – soit plus de trente ans plus tard. « Il suffit d’une impulsion mal donnée, d’un élan qui manque et voilà » (p. 74), écrivait-elle au début de la guerre. Benoîte avait ajouté « tant pis », mais fondamentalement elle ne l’avait pas pensé, surtout elle n’avait pas voulu s’y arrêter, quelque chose en elle voulait faire mentir cette fatalité avec ce qu’elle avait de navrant et de consternant. L’équivalent romanesque de Benoîte, Marion dans La Part des choses, se convainc de son mérite, tout en sachant qu’il est gaspillé du fait de mille contraintes :
Car du talent, elle en avait ; ou elle en aurait eu, sûrement, si les contingences ne l’avaient paralysée. Si elle avait eu la chance d’être abandonnée… ou veuve… ou de naître homme… ou de ne pas aimer les jardins, la pêche, les maisons, les livres des autres… ou de moins aimer Yves… ou d’être stérile…
L’impulsion avait donc été mal donnée, engluée dans des histoires successives de mariages, de veuvages, de divorces, il lui fallut longtemps pour laisser advenir cette voix qui sourdait en elle, mais qu’il était trop tôt à dix-neuf ans pour entendre. L’avènement au féminisme coïncide exactement avec l’avènement de soi.
Pour libérer la captive, il faut d’abord abattre sa prison. Pour écrire, pour créer, il faut faire table rase de la culpabilité éprouvée en constatant qu’on s’écarte du modèle de la femme épouse et mère qu’a construit et sacralisé l’éducation, ce qui revient à lutter contre une partie de soi-même.
L’adulte est écartelée entre un moi mondain et un moi créateur, sans du tout être préparée à encourager l’expression du second. Ceci explique peut-être la rédaction d’un manifeste féministe comme nécessaire mise au point avec soi-même, la synthèse critique facilitant peut-être la victoire du travail artistique.
Est-ce ainsi que les femmes vivent ?
Et leurs pensées au loin les suivent…
Ce cahier inédit invite donc à repenser la biographie de Benoîte Groult, témoignant de ce qu’elle a consisté en une obéissance bien plus qu’en un acquiescement. On pourra objecter que notre lecture est rétrospective, qu’elle va déchiffrer dans un passé lointain la confirmation de ce que le futur a révélé, on pourra objecter encore que toutes les filles ont connu ces doutes et qu’ils caractérisent cette période de transition vers l’âge mûr, qu’il faut perdre ses illusions pour coller au réel. Mais justement, ce qui nous intéresse est de montrer l’extraordinaire de la contrainte qui s’exerce sur l’adolescente la convainquant qu’elle évolue dans un monde de chimères, que la vraie vie c’est le renoncement. Le langage est sans fard, il ne s’agit pas de faire œuvre, le caractère privé de l’échange met à l’écart les hésitations de l’interprétation qui s’appliqueront ultérieurement au Journal à quatre mains. En effet, si une partie de ce journal recouvre la même séquence temporelle que la correspondance avec Hélène, si les réflexions personnelles des sœurs Groult dans le contexte de la guerre sont analogues à celles des deux sorbonnardes, le critère de la véracité s’applique différemment dans les deux cas. Le témoignage du journal a fait l’objet de reprises de plusieurs ordres, d’une part, l’écriture a quitté la dimension actuelle, remaniée par des consciences adultes, d’autre part, le contenu a subi des correctifs, nécessités par la confrontation publique que suppose l’édition. La correspondance est demeurée brute, elle démonte involontairement le mécanisme par lequel la société bourgeoise attente à la vie des femmes.
Il faut ouvrir à l’inconnu, que cet inconnu entre et gêne. Il faut ouvrir la loi et la laisser ouverte pour que quelque chose entre et trouble le jeu habituel de la liberté. Il faudrait ouvrir à l’impie, à l’interdit pour que l’inconnu des choses entre et se montre.
Nous pourrions nous saisir de cette invite formulée par Marguerite Duras, et l’appliquer, la prélevant de son contexte, à ce parcours que nous venons de récapituler. Pour sortir du silence, il aura fallu en passer par cette ouverture, cette subversion de l’ordre, cette affirmation que si les femmes certes vivent ainsi, elles ont pour tâche majeure, injonction primordiale, nécessaire, de briguer toutes leurs forces afin de vivre autrement.