Quand il avait terminé le petit-déjeuner il se rendait au kiosque voisin où à côté de quelques titres indispensables, Moto Revue, Rock & Folk, il en choisissait d’autres au hasard en fonction de la couverture et de l’appât qu’elle constituait à cet instant pour lui. Jamais il n’aurait pris d’abonnement cela lui aurait ôté ce privilège extraordinaire d’entrer dans la boutique pour y flâner une demi-heure et s’y laisser happer par une photographie ou l’annonce d’un article, non, il était connu du gérant, qui le trouvait là chaque matin avec une régularité de métronome et ne s’en offusquait pas puisque son client ne partait jamais sans emporter pour au moins une dizaine d’euros de marchandise, il lui mettait de côté Moto Revue, Rock & Folk le jour de la parution, une fois qu’il avait tout vendu, Ménard lui avait fait un scandale comme si la livraison était sa possession, et depuis, sans faute, les numéros étaient mis à l’abri de la convoitise des intrus. Il ne prenait que rarement les journaux il n’avait pas de goût pour cette actualité qui l’oppressait et venait le tirer de son confort, toutes ces bombes qui éclataient de par le monde, ces gouvernements tous corrompus et pervers ces régimes qui réduisaient les individus à rien, tout cela le secouait si fortement qu’il avait décidé à l’âge de trente ans de n’en plus rien savoir, il voulait continuer à croire que sa pensée ne devait pas être émue par les remous tout provisoires de telle ou telle affaire, quand il ouvrait encore un journal il n’en revenait pas d’y retrouver toutes les traces d’autrefois ces mêmes Chirac et Clinton dont les noms peuplaient le vide collectif depuis des décennies, ils étaient toujours là inamovibles on se demandait quel génie de la politique ils avaient pour ne pas sombrer dans l’oubli tandis que manifestement ils n’avaient ni plus d’idées ni plus d’intelligence que les autres, mais ils se cramponnaient assidûment ils se cramponnaient ils pouvaient détruire tranquillement et l’emploi et l’économie et défaire les meilleurs articles de la constitution ils se cramponnaient et personne n’avait l’intention véritable de les faire lâcher on s’accommodait de leur présence par habitude par négligence parce que les esprits étaient entretenus quotidiennement de leur nécessité et que finalement ils se convainquaient qu’il valait mieux Chirac tout Chirac qu’il était qu’il valait mieux Clinton tout Clinton qu’il ou elle était qu’un Kim Jong-un que la presse présentait comme le tyran dont on devait se garder alors on allait avec son petit Chirac on allait avec son petit ou sa petite Clinton n’en réclamant pas plus sans pour autant ni les aduler ni les considérer comme aptes à leur besogne. Depuis l’âge de trente ans il avait donc abandonné la lecture des journaux il en savait toujours assez long, il happait les gros titres sur le présentoir en entrant au kiosque et si la guerre avait été déclarée il l’aurait appris comme tout le monde, mais ce qui le frappait en outre était que les scandales qui animaient l’opinion étaient si éphémères qu’il valait mieux ne pas s’y attacher demain ils ne seraient qu’une ombre au tableau le tableau de toute façon vilain de cette société inhumaine et demain l’opinion serait conduite à s’enflammer pour un autre scandale aussi piètre et dérisoire que le précédent, puisque les journaux n’étaient construits qu’autour de cela des remous destinés à divertir l’opinion, au sens étymologique de détourner, c’est-à-dire qu’à force de concevoir la vie politique comme une série d’historiettes sans lendemain tout le monde en avait perdu de vue que la politique s’édifiait à long terme qu’elle se concevait pour une histoire étendue et non pour les quarante-huit heures, alors il avait décidé de ne plus se laisser duper par ces illusoires événements qui masquaient l’essentiel un essentiel qui continuait de se dérouler invariablement, de se déployer sans se soucier de cette opinion pusillanime qui se concentrait sur les apparences tandis que les marchés d’armes les marchés financiers continuaient de conduire le monde le vrai monde celui de quelques puissants qui s’amusaient de pouvoir divertir la foule. Quand il reprenait la lecture des journaux c’était comme s’il ne l’avait jamais interrompue, il aurait pu brocher le récit entre les années manquantes c’était si facile si limpide un jeu d’enfant, il n’était pas un enfant c’est pourquoi il n’usait pas son énergie et sa salive à commenter l’actualité telle qu’énoncée par les grands groupes de presse. Mais comme une amertume lui était restée de cette désaffection, il devait reconnaître que la lecture des journaux pouvait le mobiliser une bonne demi-journée, il avait reporté cette aimantation sur un succédané, les revues. À trente ans, sevré de journaux, il s’était mis à s’intéresser aux magazines, à leurs couleurs, leurs pages glacées, ils avaient l’avantage de ne paraître que toutes les semaines ou tous les mois, cela lui laissait du temps pour les parcourir tout au long, il avait commencé chichement entretenant son goût pour le cinéma ou pour la musique mais avec les années il avait voulu tout connaître les revues pornos ou les revues de chasse et de pêche, les revues de photographie ou de voyage, les revues gays, les revues d’informatique, il s’étonnait du registre infini de ces sujets spécialisés, il s’étonnait qu’il y ait des lecteurs se consacrant exclusivement au golf ou aux piscines, et quelque part il aurait eu envie de les rencontrer de se dire qu’il pouvait les côtoyer tellement ils devaient être peu nombreux soudés par la passion du téléobjectif ou de la cuisine en sauce.