La maladie de ma mère fit advenir ma décision me poussant à une résolution sur laquelle je ne voulus jamais revenir ; certes, j’avais étudié et pouvais espérer un avenir plus brillant que celui d’hôtesse à bord de bateaux mais la certitude qu’il faudrait désormais un soutien à la famille celui que ma mère veuve déjà et malade désormais ne pouvait plus assurer, rendit mon serment facile. La déception fut forte chez ma sœur notamment et les arguments visant à me décourager nombreux, le plus inattendu concernait mon apparence, j’étais trop jolie m’objectait-on pour ne pas me trouver exposée à des sollicitations indésirables voire à des privautés que je devrais repousser, si bien qu’au jour de constituer mon attirail le choix de ma garde-robe tint compte de ce qu’il me faudrait estomper le séduisant de ma mine. Ces considérations, pour une jeune fille qui venait de passer des années dans un couvent, n’étaient pas sans provoquer chez moi un évident embarras mais la certitude dans laquelle j’étais que je saurais non seulement me défendre mais trouver le comportement approprié fit que je ne m’arrêtai jamais à ce sujet. Je m’engageai donc, et le terme d’engagement prend son sens si l’on parvient à composer mentalement la liste des articles à laquelle les gens de marine devaient se soumettre, une énumération de clauses d’une précision et d’une rigueur telles qu’on se demandait qui pouvait en retenir la substance : le paraphe signifiait à peu près que nul n’est censé ignorer la loi bien qu’un chacun soit convaincu de l’ignorer.
Les lecteurs de ces mémoires s’attendent sans doute, comme dans les contes ou les récits merveilleux, à une révélation, ils s’appuient sur ma détermination, y décèlent vraisemblablement comme une prescience, celle d’un avenir me seyant, mais ils se trompent, mon installation à bord fut une souffrance comme je n’en avais connu de ma vie. La cabine qui me fut attribuée était partagée avec une femme dont l’antériorité dans la place lui avait fait comme un droit sur l’ensemble des commodités, je dus conquérir les rayonnages et m’accommoder de son air revêche, ce qui, hors de toute considération de métier, m’affecta d’une grande tristesse. Vous découvrez soudain que vous n’aurez ni espace, ni intimité, et que vos dures journées ne seront même pas récompensées d’un retrait dans un lieu vous appartenant, où vous pourrez vous abandonner et vous retrouver simultanément. L’exiguïté de cette chambre où nos deux seuls lits occupaient l’essentiel était aggravée par l’absence de lumière, puisque le personnel résidait dans la coque, presque à la ligne de flottaison, évoluant dans une obscurité permanente qui empêchait de distinguer l’alternance des jours et des nuits. Il fallait gravir plusieurs étages pour reprendre conscience des cycles cosmiques, étrange paradoxe pour des gens censés vivre au sein même de la nature. De surcroît, la proximité des machines répandait une odeur de graisse et de suie qui empuantissait l’atmosphère de manière constante provoquant des maux de tête obligeant d’aller respirer sur le pont pour redonner aux poumons une pleine capacité d’oxygénation. Si les lecteurs continuent d’attendre l’heureux déclic, ce qui me ferait avouer que mon installation dans cette fonction allait transformer ma vie, j’ajouterai à leur intention l’autre terrible découverte qui accompagna mon départ, qu’à peine avions nous commencé à voguer j’eus le mal de mer. Que l’on mesure ce que cette épreuve signifia pour moi, je venais de m’engager dans la marine et j’allais endurer la pire contrainte que cet état pouvait comporter, servir, sourire, me mettre à la disposition des passagers, tout en tâchant de dominer cette étreinte, cette vacillation, ce vertige intérieur, que pouvait-il m’arriver de plus consternant, de plus navrant ?
– Elle éprouvait à ces lignes la compassion que l’on éprouve vis-à-vis non de l’autre mais de soi, lorsqu’on s’arrête d’avancer le front en avant et que l’on accepte de détailler les composantes de sa propre existence qu’alors l’évidence de la vacuité de la vanité des choix vous assaille -.
Les journées s’étiraient des heures et des heures le service me requérait impitoyablement je devais me tenir debout accomplir tous les souhaits, que je suis généreuse d’appeler souhaits, car il s’agissait bien souvent de caprices qu’une clientèle aisée multipliait comme la preuve chaque fois renouvelée de ce que l’argent les propulsait en des degrés infiniment éloignés du commun. Les caprices leur venaient comme les billets de banque et je ne pouvais que me plier à cette expression non d’un besoin mais d’un pouvoir. Le sommeil était insuffisant à réparer mon corps moulu et mon esprit inquiet je me nourrissais mal assaillie de nausées si bien que je puis admettre sans peine que cette situation après laquelle j’avais couru avait transformé ma vie simple en calvaire. Cependant, et ce phénomène sera compris je le crois par toute personne ayant navigué, je finis par m’identifier à la compagnie qui m’employait, comme si j’en portais le nom loin à travers le monde, mieux encore je me sentais envahie d’orgueil lorsqu’aux rares escales où je descendais je pouvais contempler le bâtiment de l’extérieur, sachant quel luxe il recelait, quelles personnalités il abritait, je me savais contribuer au fonctionnement impeccable de l’ensemble, et quiconque m’abordait entendait d’emblée qu’il s’agissait de mon bateau, oui, mon, cet adjectif possessif qui fonde l’attachement quand l’on n’est de nulle part, que les parentés, les amitiés s’entendent comme de vagues souvenirs, même une loge dans la soute devient votre maison votre seule référence concrète et si incongru que soit le mot ici votre seul ancrage.