La Rochelle 05/07/2025
Chaque fois que j’ai participé à un salon du livre, j’ai éprouvé un étrange sentiment : que nous étions toutes, tous réunis du fait d’une réalisation commune, la rédaction d’un ouvrage imprimé, et que, pourtant, nous appartenions à des sphères étonnamment éloignées, que même nous étions probablement incapables de nous comprendre, de nous entendre autour d’une idée commune de la littérature. L’usage au fil des heures est de déambuler dans les allées à la rencontre de ces acolytes dont les titres s’étalent sur les tables, titres dont on prend lentement connaissance. Souvent, me revient en tête ce leitmotiv contemporain que tout le monde veut écrire mais que personne ne veut lire ; je me demande alors si ceux et celles rassemblés sous ce haut-vent font partie d’un énorme ensemble d’adeptes de l’écriture, quels que soient leurs antécédents ou leurs ambitions véritables, s’adressant à un pitoyable ensemble d’adeptes du récit, aux attentes et aux goûts déjà circonscrits.
Une ancienne danseuse m’indique qu’elle communique avec les âmes et que rien ne lui vient qui ne soit guidé par ces inspirations du ciel, j’ai beau lui opposer que mon esprit est essentiellement forgé par le rationnel, elle m’invite à être beaucoup plus à l’écoute de ma dimension cosmique. Ma voisine m’abonne à son compte Instagram, dont je découvre qu’il n’est constitué que de messages sur fond rose ornés de nœuds, je ne sais si c’est un genre fille, j’imagine que oui, mais cela sous-entend-il qu’elle a définitivement supprimé la possibilité de lecteurs masculins ?
Dans ces assemblées, deux catégories paraissent indéracinables : celle des historiens et des auteurs à suspense. L’histoire, qui se mêle tantôt d’archéologie, tantôt de généalogie, de légendes ressuscitées, se fait essentiellement régionaliste. Ce sont les membres de clubs, d’associations, enquêtant sur des territoires dérisoires, soulevant des questions relatives à trois portes, deux gravures sur un monument, qui alimentent à l’infini la conversation avec les visiteurs. Ces spécialistes jouissent brutalement d’un extraordinaire pouvoir sur le chaland, qui est, par définition, presque exclu de ces préoccupations hermétiques. Le meilleur moyen d’écouler des exemplaires consiste à prendre sur l’autre un ascendant efficace en engageant un propos labyrinthique qui ne pourra se conclure que dans les pages à découvrir. La catégorie des auteurs de romans policiers n’est pas moins redoutable ; dans des éditions de poche souvent bon marché, crimes et énigmes se multiplient, menés avec plus ou moins d’habileté, mais il suffit d’une amorce pour s’adresser à la part morbide qui se cache au fond de l’interlocuteur, même lorsque ce dernier rechigne à l’admettre.
On ne peut écarter ce moment où quelqu’un paie par lassitude, par pitié, dans l’idée de refiler l’objet comme un cadeau, comme si le bon destinataire attendait potentiellement quelque part… et voilà, une affaire faite.
J’égrène de stand en stand ces livres qui ont pris forme, à compte d’auteur le plus souvent, mais acceptés aussi par de petits éditeurs pleins de dévouement et dont les exercices comptables doivent relever de la prouesse. Je me sens seule. C’est qu’à la fois j’ai l’impression de m’être égarée dans un monde où écrire ne s’entend plus comme une exigence, de m’être égarée dans un monde où lire n’est pas réquisition, mais flatterie.
Qu’on raconte, qu’on me raconte, qu’on se raconte, telle est la seule déclinaison.