
Plougasnou, 13/04/2025
Que l’on vienne à passer devant elle, on oublie la femme, on adopte un regard horizontal qui refuse la vie à cette silhouette recroquevillée au sol, comme si son geste d’aumône la ravalait à un échelon subalterne plus proche de la chose que de l’humain. Qu’advienne une conversation au dîner et brutalement l’étrangère acquiert une qualité qui la distingue, la négation apparente n’est plus qu’une attitude, chacune, chacun peut rapporter une anecdote à son sujet. Elle se dote d’un passé, d’une histoire qui la mènent jusqu’à ce trottoir où elle use ses jours, on lui découvre un temps où elle traversa le monde dans les formes où la plupart d’entre nous le traversent, puis elle achoppe, un syndrome qui lui fait voir un trésor dans un sac en plastique, accumuler, multiplier les possessions inutiles jusqu’à perdre son espace et sa place.
La mendiante, il m’est arrivé de lui donner quelque pièce, les jours où elle a voulu parler elle m’a déroulé une autre version d’elle-même, toujours elle y était persécutée, les mauvais garçons de la ville lui jetaient des pierres, la municipalité tolérait sa présence dans des conditions draconiennes, elle aimait à dire que les gens sont méchants, qu’elle n’était qu’une pauvresse aux pacifiques intentions.
À la veillée elle a fait irruption dans des propos de table, et ce matin nous sommes toutes deux à attendre le car, hier soir elle meublait un dialogue, maintenant elle est là, agressive et fâchée de ma présence, jetant avec violence son barda à ses pieds, de nouveau je regarde au loin, je l’efface du premier plan de mon paysage, l’humanité que j’ai trouvée à l’évocation de son fatal déclin s’estompe sous l’effet d’une communication refusée.
Ainsi tout est-il discordant, notre ignorance supposée et mille éléments de connaissance, son identité supposée et mille récits contradictoires, son empathie supposée et mille gestes belliqueux, notre générosité supposée et mille preuves d’abandon.